RUTILIUS ET LE LIVRE

 

Il me dit :

— Les hommes, cher Monsieur, m’écœurent.

C’était en Alexandrie, dans un tout petit restaurant du centre. Je ne me rappelle plus bien le nom de la rue (Saad Zaghloul ? J’ai un doute). Mais j’irais les yeux fermés. Existe-t-il toujours ?
On mangeait d’excellent poisson. Il ne faisait pas trop chaud. Dans les recoins de la salle, on finissait par ne plus entendre le vacarme de la rue, les moteurs, les klaxons, les transistors, les haut-parleurs…
La patronne était une vieille dame grecque, qui parlait un français mélodieux. Elle trônait royalement derrière d’épaisses lunettes. Hommage lui soit rendu. On l’appelait Madame Christine.

Il me dit :

— Les humains ont fini par me dégoûter.

Un grand forban roux à l’œil jaune ; la barbe courte, mais hirsute. Des poignets noueux. Un appétit d’ogre. Nous n’avions bu que de l’eau. Chez Madame Christine, les clients prennent rarement autre chose.

Il me dit :

— Moutons. Heureux d’être enfermés. Heureux qu’on les tonde. Heureux qu’ont les fasse rôtir.

Je risquai :

— Vous en avez mangé beaucoup ?

Mâchoires de loup, sous la barbe.

Il poursuivait :

— Autrefois, j’avais un atelier. Une affaire magnifique. Je fournissais le monde entier. Ce que je vous dis est vrai, littéralement : le monde entier. On travaillait chez moi, on se décarcassait.

— Vous comme les autres ?

— Moi le premier. J’aime ça.

— Et vos ouvriers ? Des moutons ?

— Ah, non ! pas eux ! Ils ne passaient pas leur temps à ruminer, à soigner leurs petites habitudes ou leurs minimes maladies. Toujours en train d’imaginer autre chose. Ils inventaient. Ils en avaient, eux, des idées. La plus belle, celle qui aurait pu changer le monde, je ne l’ai pas trouvée tout seul. Ils s’y sont tous mis. Le Breton, le Basque, l’Arabe. Je sais encore leurs noms. Je vous les dirai.

— Une belle idée ?

— Et comment ! Toute la ville en a parlé ; toute l’Italie, le monde entier en a parlé.

— Et alors, elle ne s’est pas réalisée ?

— Qu’est-ce que vous avez entre les mains ?

 

Je dis :

— Un livre. Pourquoi ?

— C’était ça, l’idée.

J’avais entre les mains un livre, une initiation aux logiques modernes. (C’était, ce mois-là, une de mes marottes ; mais je ne suis pas allé très loin). Qu’est-ce que ce forban avait à faire avec les implications et les quantificateurs?

Il dit :

— Ce livre-là ou un autre. Peu importe. J’ai inventé le livre, Monsieur. Moi qui vous parle, moi, Rutilius, affranchi de fraîche date, avec mes gars, j’ai inventé le livre. C’étaient peut-être des esclaves, mais ils avaient de l’imagination, Monsieur. Ils en avaient plus que tous les sénateurs de cette ville, que tous les bavards, que tous les scribouillards. Ce n’est pas la routine qui les étouffait, eux… Ils venaient de tous les coins de l’Empire. Et ils en connaissaient, des secrets…

— Pardonnez-moi ! De quel Empire parlez-vous ?

— De celui d’Auguste, évidemment.

— De l’empereur Auguste ?

Nous étions en 1984. Le 26 mai 1984, pour être précis. Auguste est mort en l’an 14. Je ne sais plus quel jour.
Holà ! Qu’est-ce qu’il était en train de raconter, ce forban ?
Mais à quoi bon des objections ? Le bon sens n’avait rien à faire ici.

J’insistai donc:

— Si je comprends bien, vous aviez un atelier de copistes. Vos gens écrivaient en virtuoses. Et vous vendiez des parchemins jusqu’en Syrie.

— J’avais des clients partout. Même en Bretagne, même chez les Maures.

Je continuais à jouer le jeu :

— Vous avez connu des écrivains, des poètes.

— Tous, Monsieur, tous. Tous les écrivains venaient chez moi.

— Vous avez rencontré Ovide ?

— C’est moi qui le publiais. C’était un ami. Le pauvre. Ils l’ont chassé de Rome. Exilé. Envoyé chez les sauvages. Il est mort là-bas. Une triste histoire, Monsieur.

— Et vous savez tout là-dessus ?

— A peu près. En fait, on ne sait jamais tout.

 

On ne peut pas parler de tout à la fois. C’est peut-être pour ça qu’on ne sait pas tout, comme disait mon forban. Il s’appelle  « Rutile » , ou Rutilius quelque chose. C’est au moins ce qu’il disait. Je n’ai pas trouvé, dans les encyclopédies, la moindre trace d’un Rutilius qui correspondrait au signalement. Mais les encyclopédies ne s’intéressent probablement pas aux affranchis, sauf quand ils sont devenus ministres. Sans doute aussi les écrivains que publiait mon bonhomme ne songeaient-ils pas à citer le nom de leur éditeur. Au fait, est-ce qu’il était éditeur ? Est-ce que les manuscrits qu’il faisait recopier portaient la mention : « réalisé dans l’atelier de Rutilius Rufus »  ? ( « Rufus » , c’est moi qui l’ajoute, parce que ça veut dire « roux » . Et il était roux, le diable, avec des yeux jaunes. Et puis, ça fait une allitération, un peu comme « Galileo Galilei » , mais en plus discret).

A l’en croire, l’invention du livre était un échec.

— Ils n’en ont rien fait, Monsieur. Il n’en ont rien fait, parce qu’ils ont leurs petites habitudes, et qu’ils y tiennent. On leur donne des machines à laver, et ils s’en servent comme si c’étaient des lessiveuses. Ils les mettent sur le feu et y font bouillir le linge. Je m’étonne qu’ils n’attellent pas de bœufs à leurs bagnoles.

(Je pensais très vite, in petto :  « Ne pas poser de questions banales. Ne pas ergoter sur des détails. Ne pas perdre de temps avec des broutilles, des objections mineures. Ce bonhomme-là a quelque chose à dire. » )

Donc, moi :

— Que peut-on faire avec le livre ?

Et lui :

— S’affranchir du temps, Monsieur.

 

Donc Rutilius Rufus revendiquait l’honneur d’avoir inventé le livre. Quoi qu’il en soit des prétentions de ce bizarre individu, nul ne met en doute un fait : un important changement technique est survenu, au début de notre ère, dans le domaine de l’édition. On a cessé de fixer bout à bout les feuilles de texte ou d’images ; on a renoncé à les réunir sous forme de longues bandes, qui étaient ensuite enroulées sur elles-mêmes et conservées dans des boîtes. On a inventé les cahiers de feuilles cousues ; on les a rassemblés en les superposant, on les a collés les uns aux autres à l’endroit de la couture ; on a commencé à protéger le tout par les plats et le dos de la reliure. Les Anciens consommaient du « volumen » , du rouleau, qui se déroulait en formant des courbes, comme les volutes et les volubilis. Ils se sont mis à dévorer du  « codex » , qui se feuillette à plat.

Nous ne nous sommes pas tout à fait habitués à cette révolution. Nous parlons toujours de  « volumes » , alors même qu’ils sont tous brochés et qu’il n’est plus question de les dérouler comme du sparadrap. Nous réservons le mot  « code » , voire le mot « codex » , à des monuments très ennuyeux, que consultent les magistrats et d’autres personnages mortellement sérieux.

Vers l’an zéro, donc, il a fallu inventer des fils nouveaux, des colles jamais vues, trouver des astuces pour que le parchemin ne se déchire pas, ni sur le moment, ni plus tard. À combien se sont-ils mis, tous ces artisans et techniciens, pour obtenir ce résultat : le livre ? Est-ce que cela n’a pas été plus difficile encore à concevoir que l’imprimerie ?

Rutilius Rufus, s’il a réellement existé, ne fut sans doute pas le seul à méditer sur ce problème apparemment simple : comment réaliser un livre qui se feuillette. Dans combien d’ateliers n’a-t-on pas mené des recherches ? On y songeait à Rome, à Athènes, à Antioche, à Alexandrie. Il y avait à Bordeaux, à Lyon, un fabricant de livres qui y allait de sa petite idée.

Vingt siècles après, ou presque, Rutilius Rufus — était-ce le même ? — me disait :

— Tout cela en vain. Pour rien. En pure perte. On leur donne des ordinateurs ; ils les traitent comme des machines à écrire.

(Je laissai passer ce nouvel anachronisme.) Il poursuivait :

— Avez-vous une idée de ce que cela veut dire : dérouler un  « volumen »  ? Bien entendu, si vous possédez une table de vingt mètres, certaines difficultés disparaissent. Vous pouvez aussi utiliser votre terrasse, vous traîner à quatre pattes tout au long du texte. Mais en général, vous gardez roulées sur de petits bâtons les deux moitiés de votre ouvrage, et vous n’avez sous les yeux que l’équivalent d’une feuille. Si vous voulez vous reporter à un passage que vous avez oublié, c’est toute une affaire. Vous pestez, vous ragez :  «  Mais il se moque de moi, cet écrivain de rien du tout ; il dit que les esclaves sont des êtres humains et tout à l’heure il a soutenu le contraire. Je n’ai pas la berlue. Il l’a dit. C’était en bas d’une page, quatre ou cinq lignes avant la fin. Je revois le passage ; je le revois comme si je l’avais sous les yeux. Je vais le retrouver. Un instant. J’y suis. Non. Il faut dérouler plus loin, enrouler à nouveau. C’était là… Non… »  Non, vous n’y arrivez pas. Vous déroulez à gauche, vous enroulez à droite. Vous déroulez à droite, vous enroulez à gauche. Le volume vous échappe ; il tombe dans la crotte ; votre chien saute dessus… La vie des humains a pris une autre couleur du jour où l’on a pu (grâce à moi) feuilleter. Enfin, elle aurait pris une autre couleur. Mais les humains ne veulent pas feuilleter.

— Pardonnez-moi. Ils feuillettent, et vivement, les dictionnaires, les encyclopédies, tous les ouvrages de référence.

(Inutile d’élever des objections. Se taire. Le laisser délirer. Voir où il va en venir).

— Monsieur, disait le prétendu Rutilius, du fond de son Antiquité, l’homme est doué de la parole. L’admettez-vous ?
— Certes.

(Il était lui-même la preuve de son assertion. Quel bagout ! Et il m’obligeait à lui répondre)

— Quand il parle, il met un mot après l’autre. Il avance le long d’une ligne. Il ne revient jamais en arrière. C’est cela ?

— Si vous voulez.

— Quand il essaie de se rappeler ce qu’il a dit, il a sept chances sur huit de citer inexactement. En convenez-vous ?

— Pourquoi pas ?

— Mais quand il écrit, il peut revenir en arrière. Il retrouve exactement le même texte.

— Oui.

— Il le retrouve cent fois plus facilement s’il feuillette un codex que s’il tente de se dépêtrer d’un volumen.

— Je vous crois.

— Eh bien, Monsieur, nos auteurs continuent à croire que l’écrit est le reflet de la parole. Ils vous racontent des histoires parfaitement continues, des histoires qui ont un fil, qui se lisent dans un ordre déterminé, un seul. Et pour pouvoir se garantir que leurs histoires ont un fil, ils les réduisent à un personnage, un seul, qui est toujours là, qui a part à toutes les aventures et qui ne consent pas à vous lâcher avant qu’on l’ait tué, marié, désespéré ou rendu sage.

— Vous exagérez grandement. J’ai la tête pleine d’exemples qui…

(Se taire. Pourquoi rompre des lances contre un hurluberlu ?)

— Ces livres n’ont pas de mémoire, Monsieur. La preuve, c’est qu’ils comptent sur la vôtre.

— Comment l’entendez-vous ?

— Croyez-vous que nous vivions comme des infusoires, Monsieur, inconscients de ce qui vient de se passer ? La plante respire ; c’est un organisme qui échappe à l’indifférencié. L’animal bouge ; il est libre dans l’espace. L’humain se souvient : il est affranchi du temps.

(Je jure de ne plus rien dire. Face à ce genre d’illuminés, la controverse perd tout sel.)

— Écrivant, il conserve des mots tels qu’il les a autrefois arrangés. Il conserve les mots, et un peu de ce qu’ils disent.

— Banalités. Et je ne vois pas…

— Taisez-vous ! Notez plutôt mes paroles. Notez que le personnage fait semblant de se souvenir. A la page 127, il pense à quelque chose qui s’est produit page 31. Il compte que vous vous rappellerez ce que vous avez lu alors. Il s’estimerait déshonoré s’il vous avertissait qu’il faut vous reporter quatre-vingt-seize pages en arrière. Si vous avez oublié, vous êtes perdu. Rien ne viendra vous aider. Rien ni personne. Malheureux que vous êtes ! Vous ne savez plus qui est Oriane de Merguantes! Eh bien, tant pis pour vous ! Vous n’aviez qu’à faire attention ! Vous ne comprendrez plus rien à l’histoire. Car l’histoire, elle, n’a rien perdu. Elle va de l’avant, elle déroule, imperturbablement, son fil, ou son volumen, comme vous voudrez.

Or, parce que vous lisez des histoires qui n’ont qu’un fil, qui n’ont qu’un personnage, vous êtes férocement invité à n’avoir vous-même, en tant que personnage de votre propre histoire, qu’un fil, un seul. Que votre biographie ne s’avise pas de multiplier les chemins vaguement parallèles. Mettez-y des carrefours en fourche, mettez-y des embranchements, mais sachez quelle branche vous choisissez. Et choisissez en fonction de votre vrai moi, qui peut évoluer, mais non diverger.(1)

Les humains, Monsieur, tiennent chacun à son petit moi. Ils s’y accrochent comme à une bouée. C’est pourquoi ils veulent avoir une histoire unique, une seule à la fois et sans solution de continuité. Une histoire qui ne suive qu’un chemin. C’est pourquoi il n’ont rien fait de cette invention superbe que leur a donnée Rutilius Rufus, affranchi, patron d’un grand atelier de copiste, et ami personnel de Publius Ovidius Naso, le poète. 

(Et voilà ! Fermez le ban ! Lui aussi, il a suivi son petit fil, son petit bonhomme de chemin, qui est aussi le chemin d’un petit bonhomme pourvu d’un moi. Il considère que je dois me rappeler tout ce qu’il a dit. Il impose son personnage et son idée à grands coups de poing sur la table. De son poing à poils roux.)

— J’ai dit à Ovide : le codex est fait pour tes Métamorphoses. Et je crois qu’il avait compris. Et je suis fier de penser qu’il avait compris. Et il allait faire un vrai poème, un poème  libre, un poème à mille chemins. Mais on l’a envoyé à l’autre bout du monde. De qui ont-ils eu peur ? De lui ? De moi ?
Du livre ? 

 

 

 

NOTE DU TRADUCTEUR. — Ce texte a circulé en Russie, dans les années quatre-vingts. En général, personne n’a mis en doute son authenticité. Il ne laisse pourtant pas de soulever quelques questions.
Ceux qui avaient connu Béloroukov avant sa première disparition le savaient capable de revêtir, par jeu, des identités différentes. On lisait encore son Récit des premiers commencements ; on avait accès à des fragments de son Entretien  avec Sofia Émélianovna Zaretskaïa. Il était encore question des monologues que, vers 1960, il récitait, en privé, pour divertir des amis : il prêtait sa voix au Masque de Fer, à Christine de Suède, à Lucrèce Borgia, à Pic de la Mirandole, à l’homme de Cromagnon… Il était, pour cinq minutes, Dante, la papesse Jeanne ou Paganini. Mais il avait ensuite essayé un autre masque ; cette audace s’était révélée fatale : on ne le voyait plus à Moscou.Peut-être avait-il eu tort de signer « Bel.z » les gravures de l’exposition. Béloroukov Zossima, évidemment.

Pour son identification au personnage de Rutilius, elle semble d’une autre nature. Comment lire ce dialogue ? Les uns disent : ce que raconte le « forban roux » exprime la vraie pensée de Béloroukov. D’autres le voient plutôt du côté de l’auditeur : curieux, mais sceptique. « C’est tout lui », déclarent-ils, « ironique devant un fanatique ». Ils cherchent même à deviner, sous le discours de Rutilius, l’allégorie d’une doctrine connue.

Mais que dit ce discours ? Parle-t-il du livre, de tout livre, ou seulement des récits, et notamment des récits biographiques ? Le traitement que Béloroukov a fait subir à sa propre biographie dans l' Autobiographie minute, qui figure au début de sa Collection de tchoudaks, va-t-il dans le sens de ce que proclame Rutilius?

D'abord publié en samizdat, tiré à quinze exemplaires, le texte a été repris dans le recueil intitulé Ligne de vie. C'est sans doute à cette occasion qu'a été introduite la phrase où il est question d'ordinateurs.

 

(1) Sur la notion de « vrai moi », maître Melchior avait des idées inattendues. Voir SOUTERRAIN

Voir LIGNE DE VIE (ESSAIS)

LIGNE DE VIE (LAGBAN)

Voir la notice sur RUTILIUS

Joël Cauchard a, lui aussi, rencontré Rutilius Rufus. Voir TROIS FEMMES SUR LA TERRASSES