GOLDONI


DON GIOVANNI TENORIO ou LE DEBAUCHE

Comédie en cinq actes représentée pour la première fois à Venise pour le carnaval de 1736.

Actes1&2

Acte3

Actes4&5

 

 


Il s’agit d’une œuvre de jeunesse, assez peu appréciée aujourd’hui.
L’auteur suit un modèle assez répandu, librement inspiré de L’abuseur de Séville, attribué à Tirso de Molina. Il ne connaît vraisemblablement pas l’original que, dans sa préface, il attribue à Calderon, ce qui est une grossière erreur. Il s’appuie sans doute sur Cicognini, dont le schéma narratif se retrouve dans les pièces françaises bien connues de Dorimont et de Villiers.
On sait que Molière s’est très largement affranchi de ce schéma.
Goldoni s’est surtout inquiété de faire que la vraisemblance soit respectée. Ses innovations dans ce sens laissent une impression de charmante naïveté. Plus intéressante est l’image qu’il donne de donna Anna — il est peut-être le premier à l’imaginer fascinée par l’homme qui a tenté de la violer. Goldoni semble anticiper sur Mozart, ou tout au moins sur l’idée que Hoffmann se fait du personnage dans le drame de Mozart.
Comme il l’explique dans sa préface, il a écrit en vers. Ce détail explique peut-être en partie le caractère un peu guindé de son écriture.

Dans la traduction, la disposition des vers libres ne cherche pas à reproduire celle de l’italien.

L’AUTEUR AU LECTEUR.


Il y aura bientôt exactement un siècle qu’est venu d’Espagne le Convive de pierre, comédie fort connue de Don Pedro Calderon de la Barca, laquelle comédie, pleine à craquer d’impropriétés et d’indécences, et représentée cependant par plusieurs comédiens italiens, a été traduite en italien par Giacinto Andrea Cicognini de Florence, et aussi par Onofrio Giliberto de Naples, les deux traductions n’offrant que peu de différences. On n’a jamais vu sur la scène des applaudissements aussi ininterrompus pendant de si nombreuses années pour une seule pièce comme celle-ci, ce qui étonnait les comédiens, si bien que certains d’entre eux, par naïveté, ou pour en imposer, avaient coutume de dire qu’un pacte tacite avec le Démon attirait les foules à cette comédie absurde. De fait, peut-on voir une pièce plus mauvaise et y a-t-il une autre composition qui mérite plus que celle-là d’être oubliée ? Un homme s’introduit de nuit dans les appartements du roi de Naples, il est reçu dans le noir par une noble demoiselle, qui le prend tout aussitôt dans ses bras et ne s’aperçoit de la tromperie que lorsqu’il veut lui échapper. Aux cris plaintifs de cette honnête dame accourt le roi de Naples avec une chandelle à la main ; don Giovanni d’un coup d’épée éteint la lumière et Sa Majesté reste dans le noir. Découvert, le gentilhomme débauché part pour la Castille ; une tempête le jette dans les flots, et la fortune le fait gagner le rivage, la perruque toujours poudrée et les chaussures parfaitement sèches. Je ne dis rien du serviteur, compagnon de sa fortune et de son naufrage, avec qui il fait échange d’injures, de grossièretés et de chausses, mais la rapidité est admirable avec laquelle on fait passer le héros d’un royaume à l’autre pour le faire agir en Castille ; et sans que je perde inutilement ma peine à faire l’analyse d’une comédie dont chaque scène contient une bonne quantité d’erreurs et d’impropriétés, que suffise comme exemple la statue de marbre, érigée en un instant, qui parle, marche, va dîner, invite à dîner, menace, se venge, fait des prodiges ; pour couronner l’œuvre, tous les spectateurs passent pleins de vie et de santé, en compagnie du protagoniste, jusqu’à la maison du Diable ; mêlant le rire et la terreur, les plus dévots s’attristent et les mécréants se moquent.
Monsieur de Saint-Evremont, prenant le Convive de pierre pour une tragédie, tourne en ridicule les Italiens qui en supportent la vue, mais du coup il s’expose lui-même à des railleries bien méritées, car il montre ainsi qu’il n’a jamais lu nos belles tragédies, et veut mettre en leur rang une tragi-comédie aussi absurde, puisqu’il lui plaisait de la considérer comme plus qu’une comédie. Ce n’est finalement qu’un original espagnol traduit dans notre idiome, et si nous voulons examiner qui sont les individus qui accouraient, et accourent toujours en foule pour l’entendre, nous verrons que ce grand public est composé de servantes, de laquais, de jeunes garçons, d’une espèce assez basse, absolument ignorante, qui se plaît aux absurdités et trouve son bonheur dans les extravagances.
Et pourtant il faut dire qu’il doit y avoir quelque chose de bon dans cette comédie si incorrecte et si irrégulière, puisqu’elle a eu le pouvoir de se maintenir pendant tant d’années et de plaire à pareil public. J’attribue cela aux mœurs et à la moralité : deux éléments de la bonne comédie qui s’y rencontrent et qui, quoique mêlés avec mille inepties et impropriétés, ont donné quelque plaisir dans un siècle gâté et corrompu, où l’on représentait sur notre théâtre peu de choses qui soient meilleures.
Le célèbre écrivain français Molière a compris qu’il y avait dans cette comédie un fond excellent et, comme il l’avait fait pour d’autres comédies analogues, italiennes et espagnoles, il a adoptée celle-ci, en utilisant l’argument et en changeant la conduite de l’histoire. Il y a pourtant quelque chose que je trouve condamnable dans son Festin de pierre, et c’est l’excessive impiété de Don Giovanni, qui s’exprime par des paroles et des maximes qui ne peuvent que scandaliser même les hommes les plus dépravés ; c’est aussi la docilité avec laquelle il a imité l’original espagnol, en faisant parler et marcher la statue du Commandeur.
Thomas Corneille, lui aussi, lorsqu’il a mis en vers la comédie que Molière avait écrite en prose, a suivi tout à fait sa trace, et a commis la même impropriété, comme s’il était impossible de conduire la fable sans pareille extravagance.
Pour moi, à l’exemple d’auteurs comiques si excellents, j’ai eu plaisir à faire jouer cet argument, mais je l’ai réduit à plus de correction sur un seul point, qui est le châtiment de Don Giovanni ; j’ai imité Molière plus que Calderon, en me servant du prodige de la foudre pour punir les fautes d’un débauché.
La foudre dans un ciel serein tombe de manière on ne peut plus naturelle, et ce nonobstant, je n’ose proposer une coïncidence extravagante : la foudre se serait formée dans l’air, aurait frappé précisément ce point et atteint Don Giovanni. Je suggère plutôt qu’il faut attribuer la chose à un miracle, grâce auquel la justice divine punit un scélérat au moment même où, par ses imprécations, il la provoque et la méprise. Les saintes écritures sont pleines de semblables miracles, que personne n’osera mettre en doute, à moins d’être athée et de s’opposer comme un insensé à la puissance divine.
On devait ou bien ne pas mettre en scène un personnage d’un caractère aussi corrompu, ou bien montrer sa punition et corriger ainsi, par une châtiment visible et rapide, le scandale causé par ses manières scélérates ; ainsi les spectateurs, qui pouvaient, pour certains, trouver du plaisir à voir à la méchante vie de Don Giovanni, partiraient terrifiées par sa fin misérable et pleins de crainte pour la justice de Dieu, qui tolère les fautes jusqu’à un certain point, mais tient pour les punir des foudres toutes prêtes. Je n’aurais pas par moi-même choisi un protagoniste aussi impie, si d’autres ne l’avaient fait avant moi ; je me suis proposé de me laisser séduire par les attraits cette fable si largement répandue, tout en en réduisant l’impiété et les mauvaises mœurs, non moins qu’en la dépouillant des innombrables absurdités qui faisaient la honte de notre scène. Si autrefois la mort de don Giovanni était une bouffonnerie, si on riait aussi des Démons qui l’entourent au milieu des flammes, son châtiment est maintenant une chose sérieuse ; il se produit à un tel moment et de telle manière qu’il peut éveiller la terreur et le repentir en tous ceux qui voient en don Giovanni une copie de ce qu’ils sont eux-mêmes.
Pour cette raison j’ai intitulé la comédie Le Débauché. Je ne pouvais pas lui donner pour titre Le Convive de pierre, car je ne possède pas l’art de faire venir les statues à des festins. Le protagoniste est don Giovanni, c’est sur lui que va tomber la péripétie, son caractère est débauché, ses actions, durant toute la fable, ne sont que des débauches ; le titre choisi me paraît donc raisonnablement convenir.
J’ai voulu écrire cette comédie en vers plutôt qu’en prose, pour la raison qui, à mon avis, a poussé Thomas Corneille à en faire autant. Les sentiments déshonnêtes, les maximes téméraires, les propositions périlleuses frappent, en prose, plus facilement l’oreille des spectateurs, et, à dire le vrai, on ne peut sans nausée lire certaines scènes de Dom Juan dans le Festin de pierre de Molière lui-même.
En vers, les choses sont dites avec un peu plus de modération, on utilise des phrases plus prudentes, des allégories plus retenues ; on peut nommer les dieux ; la comédie, tout en conservant son caractère propre, a un air moins incorrect et est moins dangereuse pour les ignorants. Ajoutons que dans la comédie en prose les acteurs peuvent faire à leur guise, ajouter des mots indécents, ce que leur interdit le vers ; de la même manière et dans le même but que j’ai supprimé les masques ; j’espère ainsi avoir obtenu ce que je cherchais, qui est de me conformer à l’honnête plaisir des spectateurs les plus sages et aux maximes chrétiennes de notre sérénissime et pieux gouvernement, qui n’autorise sur la scène aucun ouvrage qui n’ait d’abord été revu et rigoureusement purifié de tous ce qui serait scandaleux ou déshonnête.