HYPERBOLE

(Article publié dans Lagban)


Un lecteur m’écrit : « Je crois avoir compris ce que veut dire le mot « hyperbole », quand il est employé par un spécialiste de littérature. Mais ce mot appartient aussi aux mathématiciens, pour qui il a un tout autre sens. Quelle est la relation entre eux, si elle existe ? »
L’image est celle d’un saut par-dessus un obstacle, par-dessus un gouffre, par exemple. La courbe des géomètres, pour le dire très simplement, se compose de deux branches qui ne se touchent pas. Pour aller de l’une à l’autre, il faut bondir par-dessus un vide. L’hyperbole des poéticiens franchit la barrière du vraisemblable. Voilà au moins ce que suggère l’étymologie : l’hyperbole, d’un bond, rend vaine une limite.
Ce petit jeu sur l’origine ne fournit pas vraiment de définition. Mieux vaut recourir à des exemples. Avez-vous jamais dit : « Il n’y a rien dans ce dictionnaire » ?  Une fois, deux fois, vingt fois, vous n’avez pas trouvé ce que vous cherchiez. Vous donnez libre cours à votre agacement, et vous proférez une sentence inexacte. Vous savez pourtant bien qu’il n’y a pas rien, qu’il s’y trouve quelque chose, même si ce quelque chose ne vous intéresse pas. Dans votre impatience, vous dépassez la frontière du raisonnable. Vous en venez à proférer une sottise.
Avez-vous jamais dit : « Ça n’en finira donc jamais » ? Vous savez pourtant bien que tout se fatigue, que tout a une fin.

À quoi bon l’hyperbole ? À quoi bon exagérer ? À quoi bon dire ce qui n’est pas vrai ?

J’aperçois une autre image, qui ne fournit pas de définition, mais qui fait sentir une atmosphère : je vois un homme qui, pris dans une discussion, tape soudain du poing sur la table. Ou bien il se met à parler très fort. Ce qu’il veut dire n’en sera pas plus vrai.
Vous pensez qu’il veut seulement impressionner son adversaire, voire l’empêcher de parler. Vous avez sans doute raison. Les figures de style sont du côté de l’affectif, comme les interjections.

Mais il ne serait pas impossible de décrire l’hyperbole comme une forme de raisonnement. Qui peut le plus peut le moins. « Je te l’ai déjà dit un million de fois. » Faisons semblant de croire que cette phrase est absolument vraie. Alors sera vraie aussi la phrase : « Je te l’ai déjà dit plusieurs fois. » Vous serez tenté de me reprendre, de me dire que, si la première phrase est vraie, la seconde le sera encore plus. Qu’est-ce que cela veut dire : « encore plus vraie » ? En arithmétique, 2+4 = 6 est vrai ; 2+5 = 7 est vrai aussi. Mais aucune des deux expressions n’est plus vraie que l’autre. Quant à 2+4 = 8, elle n’est pas vraie. Et elle n’est pas moins vraie que 2+4 = 723.
Pour vous convaincre que 2+4 = 6, je peux recourir à divers moyens, par exemple compter sur mes doigts, ou sur les vôtres. Si je me contente de prétendre que « c’est comme ça parce que je l’ai dit », vous vous moquerez de moi, et vous aurez raison.
L’hyperbole sert à asseoir mon autorité. Mon autorité à moi, ma supériorité, ma puissance, indépendamment de la vérité qu’elle est supposée faire valoir. Elle exhibe mes muscles.
Le comédien débutant apprend à soutenir son geste, comme on dit. Il le ralentit, il vous laisse le temps de le regarder ; il se transforme en statue à peine mouvante. C’est ainsi qu’il en impose.

En exagérant, l’hyperbole simplifie. L’étranger grincheux dit : « Tous les Russes sont des ivrognes. » En quoi a-t-il tort ? Nous savons — et vous déplorez peut-être autant que moi — qu’un grand nombre de mes compatriotes abuse des boissons fortes. Mais un abîme sépare « tous » et « le plus grand nombre ». L’étranger grincheux fait disparaître tous ceux — et il y en a malgré tout quelques-uns — qui boivent de manière raisonnable et ne roulent ni sous la table ni dans le ruisseau. Il ne veut pas les voir. Il fait comme s’ils n’étaient rien.
Par son discours, il se fait valoir. Il sculpte sa propre statue. Il s’applique à lui-même le traitement simplificateur. « Je n’ai jamais admis que… J’ai toujours dit que… »

L'être humain serait-il, dès son apparition, hyperbolique?

 

Voir

RÉCIT DES PREMIERS COMMENCEMENTS

 

Voir aussi

INTERJECTION

OUSERAMON

LUCILE ET LA FUITE DES MOTS