FUITE DES ROIS.


C’est Sibylle Roussillon qui m’a fait remarquer la chose, comme nous terminions une choucroute. Elle aime les vins d’Alsace et moi aussi.
Juste avant de me retrouver au restaurant, elle avait fini, tambour battant, un gros livre intitulé : La crise du langage au début du XXe siècle.
« Pourquoi lisez-vous des choses pareilles ?
— C’est Jonathan qui me l’a donné. Il en est fou.
— Et vous ?
— C’est curieux. Les poètes pleuraient en disant : « Nous sommes entourés d’inexprimable. Nous ne pouvons pas saisir ce qui est. Nous croyions les mots tout-puissants. Ils nous échappent. Ils se délitent sous nos yeux. » Et j’ai eu une drôle d’idée. Combien y avait-il de républiques en 1910 ?
— La France, la Suisse…
— Vous oubliez Saint-Marin. Mais c’est tout. Dix ans après on ne voyait plus ni tsar, ni Kaiser, ni sultan. Et j’en passe. Quarante ans plus tard, autre hécatombe. Les trônes s’écroulent. Cette époque où le langage était en fuite est aussi celle où a commencé la disparition des autocrates héréditaires.
— Vous prenez le langage pour un autocrate héréditaire ?
— Je ne sais pas. Il reste que la coïncidence a je ne sais quoi de bizarre. »
Nos verres étaient vides. La bouteille aussi. Je fis signe au serveur.
Pendant qu’il manœuvrait le tire-bouchon, je fus saisi, à mon tour, d’une « drôle d’idée », drôle et double.
« Cette débandade est-elle provoquée par la construction de la tour Eiffel ? »
Elle eut un petit rire.
« Peu avant 1900, on a aussi inventé le phonème.
— Je ne suis pas sûre de bien savoir ce que c’est. »
J’ai prononcé les formules rituelles : le mot ne sert à rien si on le prend pour un simple synonyme de « son » ; le phonème est au son ce que la lettre est au tracé. Le phonème est « chose mentale ».
Elle eut l’air de comprendre, et changea de sujet.

Deux mois plus tard, je la retrouvai devant des truites. La sienne était au bleu, la mienne aux amandes. Elle fit observer :
« C’est la même préposition, la même construction. Cela ne veut pas dire qu’il y a du bleu dans ma truite comme il y a des amandes dans la vôtre. » (1)

Elle enchaîna :
« Puisque nous en sommes encore à des remarques linguistiques, j’ai repensé à votre phonème. Et je crois que vous aviez raison.
— Comment ?
— Bien compris, il casse tout.
— N’exagérons pas.
— Il casse au moins le cadre dans lequel on nous a appris à penser. Il y a le corps, il y a l’âme. Il y a le matériel et le spirituel, le physique et le mental , le somatique et le psychologique, enfin tout un cortège de couples, qui se donnent la main, qui se regardent en chiens de faïence, et qui, surtout espèrent se fondre en un seul. Le son est physique, le phonème est-il mental ?
— Oui.
— Mais s’il était du côté de l’intellect, il devrait avoir un sens. Or vous m’avez dit qu’il n’en a pas. « B », « U », ça ne veut rien dire. Alors ?
— Alors ?
— Alors il faut sortir du cadre où dansent, ennemis, le corps et l’âme. Hors de ce cadre, il est d’autres lieux. »
Elle avait le triomphe souriant. Je songeai à Théophile Saran, à son discours sur la Trinité.

Le garçon approchait : 
« Un petit dessert ? 
— Non, pour moi, un café. »
Sibylle n’aime pas les desserts.

« C’est, dit-elle soudain, une raison d’espérer. »
Je n’en croyais pas mes oreilles. « Espérer ». Voilà un mot qu’elle ne prononçait jamais.

Et soudain j’ai été pris de terreur. Cette femme si sûre d’elle, au point de paraître impérieuse, ne serait-elle pas menacée par le suicide ? Est-elle assez forte pour résister à la vanité de ce qui l’entoure ?


Elle insistait.
« On finirait par croire en une Providence. »
J’allais de surprise en surprise.
« Le langage nous échappe. Les rois nous échappent. C’est juste à ce moment-là que nous est donné — ou que nous fabriquons — un nouvel outil. Nous allons comprendre où était notre erreur. Nous croyions nos mots capables de tout saisir. Nous croyions nos rois propres à nous rendre heureux. Heureux, prospères et triomphants. Mais nos yeux vont s’ouvrir. Et nous contemplerons le phonème. »
Ainsi prophétisant, elle me regardait  d’un air presque féroce. Soudain, elle se mit à rire, puis, de nouveau sérieuse :
« Pensez-vous, dit-elle, qu’armés de ce nouveau concept, nous allons comprendre ce qu’il en est du langage ?
— Nous comprenons mieux, au moins certains d’entre nous. Il y a longtemps, nous ne savions que crier. Puis certains cris ont commencé à s’associer entre eux. Et chacun d’eux, métamorphosé en phonème, perdait toute espèce de sens. Le cri dit ce que je ressens ; il a, lui, du sens. Il parle de moi,  de mes souffrances, de mes joies. Le phonème seul ne dit rien. Mais, associé à d’autres, il permet de saisir ce qui est extérieur à moi. Il donne une prise sur le monde. Une prise imparfaite. Et nous pourrons savoir pourquoi. »
J’étais parti pour prophétiser à mon tour. Il fallait changer de conversation.
Mais Sibylle ne l’entendait pas de cette oreille.
« Il ne suffira pas de se méfier du langage ou de pleurer sur son imperfection. Il faudra le dompter, car il est devenu dangereux. »

« Autrefois, dit Sibylle, le prince était un fait ; son existence avait l’évidence d’un rocher. Il lui suffisait d’être né. On le haranguait, en latin de préférence. Les discours l’ornaient, faisaient briller sa gloire, comme les peintures et les statues, comme son profil sur les monnaies. C’était un rituel. Les orateurs savaient quoi dire. Les auditeurs n’attendaient rien de neuf. On disposait d’idées prêtes à l’emploi. Le plan prévoyait deux parties : le prince était généreux dans la paix, terrible dans la guerre. Seul le choix des mots restait libre. Tout se passait comme dans les airs d’opéra : sur une mélodie très simple, le chanteur improvisait ses variations de virtuoses. Mais le prince, lui, gardait le silence.»
(Soit dit en passant, c’est Sibylle qui m’a fait découvrir l’opéra baroque, ses éclairs et ses langueurs.)
« Une fois les trônes à bas, on eut recours à des dirigeants de hasard. Qui serait dans deux ans à la tête de l’État ? Les fantoches naissaient du néant, duraient quelques saisons, s’effaçaient. Le langage se trouva soudain en position de dominer. Il fallait discourir pour faire oublier qu’on était illégitime. Il fallait détailler les bienfaits qui pleuvraient sur le peuple. Et pourquoi faire la guerre ?  Pour couvrir de gloire le descendant de prestigieux ancêtres ? Non pas, mais pour exalter ce qui n’existait que grâce à des mots : la Nation, l’Empire, la Revanche, la Civilisation, le Socialisme. Les rhéteurs anonymes avaient pris le pouvoir ; leurs phrases pénétraient les cervelles.
« C’était bien pire lorsque les peuples croyaient s’être donné un Guide,  pour se défaire de représentants corrompus. Sans doute voyait-on refleurir la rhétorique de la flagornerie. Mais c’était un effet secondaire. Alors que les rois pouvaient garder le silence, les tyrans sans ancêtres, élus par surprise, à coups de poing, devaient prendre eux-mêmes la parole et donner l’impression qu’ils enchaînaient des raisonnements. Eux aussi exaltaient ce qui n’existe pas : la Race, la Croisade, la Science prolétarienne. Sans leurs raisonnements de pacotille, ils n’avaient eux-mêmes aucune réalité. Il faut des mots et des mots pour que pèsent lourd, dans la balance, un Duce, un Führer, un Caudillo, un Premier Secrétaire.
« La parole relève alors de la magie. Elle joue de l’incantation, répète indéfiniment la formule jugée efficace. Mais elle n’aurait pas de force si elle ne s’appuyait sur un système. Il y a des pensées totalitaires. Vous pouvez les rejeter. Si vous ne savez pas démonter leurs moyens d’expression, elles auront raison de vous. »


Des guêpes, toutes plus agaçantes les unes que les autres, tournaient autour de nous, se posaient un instant sur la nappe, entreprenaient de visiter nos assiettes. Je réussis à en estourbir une.
« Nous voilà, dis-je, bien loin du phonème. 
— Je n’en suis pas si sûre. C’est lui qui nous permet une pensée élaborée. »


Sibylle se gardait de soutenir qu’il n’y a pas de pensée sans mots. Il n’en est pas besoin pour ressentir une hostilité à l’égard de l’autre, et pour en tirer les conséquences. Les chiens et les chats le font très bien, encore qu’un doute subsiste sur leur capacité à concevoir l’extermination totale de la race adverse. Peut-on se représenter la totalité, si on ne sait pas la nommer ? Il faut un langage articulé pour arriver à imaginer la nécessité de tuer tous les affreux. Le chat se représente peut-être l’acte de tuer, et la figure de l’affreux. Atteint-il à l’idée de nécessité, à la signification de « tous » ? S’ébat-il dans la logique ?
Le discours permet les crimes. Il les provoque, il les encourage. On lui doit les guerres, les massacres, les tentatives d’extermination.
Du temps qu’ils existaient, les rois étaient la cause première du sang versé. On attendait d’eux qu’ils soient terribles comme Mars. Ils menaient leurs armées à la victoire, dans la perspective du pillage : celui auquel se livreraient les soudards enivrés, et celui qui prenait la forme d’une contribution de guerre. Car le meurtre massif n’est que le prélude du vol. Sinon, qui l’entreprendrait ? Pour eux la guerre allait de soi. L’important était que le souverain s’enrichisse ; on espérait que ses largesses feraient le bonheur de ses sujets. Les professionnels de l’éloquence brodaient sur ce thème à l’infini ; les illettrés criaient en écho qu’ils avaient pour le prince de l’amour et de la reconnaissance.

Il faut aujourd’hui donner au crime une justification plus sophistiquée. Si vous voulez résister, abîmez-vous dans l’étude des langues.

« Je suis, dit Sibylle, Madame Sectes. Je vois agir les gourous, qui se font la vie belle, ont des comptes bien pourvus, collectionnent les femmes extasiées. Je vois de futurs ministres, qui rêvent d’imiter cet exemple. »

 

(1) Les mots « truite au bleu » sont en français dans le texte. L’expression n’existe pas en russe. Béloroukov a du mal à faire comprendre le jeu de langage. Je renonce à traduire ses explications, qui sont précises, exactes, mais semblent interminables aux impatients. (Note du traducteur).

 

Voir GLANE

HIÉROPHONÈMES

HYPERBOLE

SECTE SUICIDAIRE