TRIOMPHE

(Extrait de la Vita fantastica)


La scène est grandiose. A main gauche, Son Altesse Sérénissime Jean Georges, deuxième du nom, Prince Électeur de Saxe — en son langage on dit : Kurfürst — au milieu d’une foule emperruquée qui le contemple dans sa gloire. À main droite, sur une scène tragique, un autre prince, mais prince-berger, Pâris, fils du roi de Troie Priam. Il dévore des yeux trois déesses qui sont venues le voir dans la montagne où il paît ses agneaux et ses brebis. Car elles se disputent la pomme d’or ou, ce qui revient au même, elles s’opposent dans un concours de beauté. C’est la raison pour laquelle elles ont laissé glisser à terre tous les voiles, tous les linges qui habituellement les protègent des intempéries et des regards lascifs. Étrange trinité !
Entre cette cour empanachée et la divine bergerie, on distingue, en contrebas, un orchestre : violons, violes, théorbes ; flûtes, cornets à bouquin, un positif, un chitarrone, que sais-je encore ? Un clavecin, près duquel, au centre de l’image, un homme à l’allure dégagée, à la pose avantageuse, sourit, visiblement sûr de lui. Il tient d’une main une lyre à l’antique. Est-ce un jeu de perspective ? Il paraît aussi grand que le Prince Électeur.
L’image se transformera en bas-relief ; un bronze triomphal immortalisera la journée du 3 novembre 1662, non point parce que, ce jour-là, furent célébrées les noces de la princesse Erdmuthe-Sophie de Saxe, fille du Prince Électeur, avec le prince Christian de Brandebourg-Bayreuth, son cousin, mais parce que, à cette occasion, la cour de Dresde fut régalée d’un spectacle alors inouï en Allemagne : une fable en musique, une tragédie lyrique, ce que les Français appelaient alors un « opéra ». L’édition originale de l’œuvre, à ce jour la seule édition, se contente de dire :
Il Paride in musica
et de traduire
Der Paris in der Musica.
Il faut avoir égard à son public : on chante sous son nez de l’italien, mais on lui dit, en son tudesque, de quoi il est question. Et tant pis s’il prend Pâris pour une ville ! Sa langue ignore l’accent circonflexe.
Au-dessous du dessin on peut lire un poème latin, en distiques élégiaques. Ces vers expliquent à qui les peut entendre que la nuit germanique s’est soudain trouvée illuminée, que la grâce italienne, nimbée de clarté grecque, a dissipé les brumes barbares, et que les Muses se sont révélées sur les bords de l’Elbe, comme les déesses à Pâris leur juge.
Si les Muses triomphent, c’est grâce à Bontempi. Car, poète, il a écrit un livret. Compositeur, il a façonné des airs et des récitatifs. Ingénieur, il a fabriqué des machines : les divinités descendent du ciel dans des chars superbes, Pâris s’embarque sur un vaisseau de haut bord, la ville de Troie resplendit de mille feux.
Il n’a pas dédaigné de surveiller lui-même l’impression de l’ouvrage. Il sait tout. Il ne néglige rien. Aussi sa gloire est-elle assurée.

Mais il existe un autre dessin, non point une rapide esquisse, comme on pourrait s’y attendre, mais une composition aussi ample et détaillée. Les masses sont différemment réparties : il n’y a que peu de place pour la scène, pour les trois déesses dévêtues ; en regardant bien, on peut distinguer, derrière un clavecin rabougri, un personnage un peu voûté, comme un qui se voudrait cacher. Est-ce Bontempi ? Sans doute. Sous ses yeux, les dames bavassent, les nobles seigneurs baillent, ou bâfrent, ou vident de larges pots. Dans le coin en bas à droite, quelques pages jouent aux dés. Dans l’autre coin, un fort gaillard lutine joyeusement une dame rebondie ; il l’a déjà troussée et paraît tout prêt à pousser plus avant sa conquête.
À côté du Prince Électeur, qui ronfle triomphalement, la Princesse Électrice, pincée, entourée de dames plus scandalisées encore, tâche de ne pas voir que, sur la scène, se pavanent des divinités dévêtues.
Sur ce point, le doute s’impose : ce que l’on montre sur la scène est conforme à la convention, et sans aucun doute fort éloigné de la réalité. Près de Pâris et de Mercure, nul n’a de peine à reconnaître, Junon, Pallas et Vénus, les trois déesses rivales. Comme sur les tableaux, comme dans les poèmes, les belles exposent tous leurs charmes. Ne s’agit-il pas d’un concours de beauté ?
Le 3 novembre 1662, il était hors de question que les cantatrices se dévêtissent, et ce, pour une simple raison : il n’y avait pas de cantatrices. Des femmes sur la scène ! Ce que l’on souffrait à Venise, et même à Rome, à deux pas du trône papal, aurait, à Dresde, soulevé une indignation sans mesure. La noble Magdalene Sibylle — c’est la vertueuse épouse du Sérénissime Prince Électeur — ne l’aurait toléré à aucun prix. Quant à des figures nues, elle était incapable d’en former seulement la pensée.
C’est donc clair : le premier opéra jamais joué en Allemagne n’est représenté sur l’image que d’une manière pour ainsi dire idéale. Sur bien des gravures ou des médailles qui prétendent éterniser les hauts faits du Roi Soleil et de ses contemporains, d’invraisemblables costumes à l’antique, panaches, cuirasses moulées, draperies, trahissent la convention. Ici, c’est la nudité qui la révèle.
La caricature ne dit donc pas toute la vérité. Et l’on vient à multiplier les questions. Le Jugement de Pâris a-t-il provoqué un triomphe, ou s’est-il déroulé au milieu d’un brouhaha chaotique ? Quel est dans tout cela le rôle de l’hyperbole ? On transforme à peu de frais, en malmenant un peu la fidélité du souvenir, une bienveillance un peu tiède en enthousiasme admiratif, et des chuchotements presque indiscrets en un énorme chahut.

Voir

AB OVO

PROLOGUE

RÉCIT DOUBLE

HYPERBOLE