RÉCIT DES PREMIERS COMMENCEMENTS

 

« Il faut me comprendre : j’ai fait partie de ceux qui ont assisté aux premiers commencements. Vous ne pouvez pas vous représenter les merveilles qui nous ont alors été données, l’émotion qui s’emparait de nous. J’ai vu ces astres tout neufs, ce soleil, ces étoiles ; je les ai admirés, aimés ; j’en étais confondu. Les premières fleurs ont éclos sous mes yeux ; vous n’imaginez pas comme elles me ravissaient, comme elles nous ravissaient. Tous nous regardions, tremblant de ferveur, le premier poisson, le premier oiseau, le premier fauve. Tout nous enthousiasmait, et plus encore, s’il se peut, la promesse qui nous était faite : sur tout cet univers allait régner le dernier venu, le plus parfait, la merveille inimaginable.

« Oui, j’étais bouleversé par toute cette beauté. Je n’en finissais pas de contempler le ciel, et les nuages, et les reflets sur la mer ; je m’enchantais des violettes, et de la vigueur des arbres ; je pleurais d’attendrissement devant le lion et le serpent, devant la gazelle et l’hippopotame.

« Et Lui, le Mystérieux, me disait, quand je Le remerciais de toute ma force : « Tu n’as pas encore vu l’homme ; tu ne peux pas te figurer ce que sera l’homme. Il sera plus beau que les autres, et surtout, comme Nous, il sera maître du Logos. »

« Je Lui posais des questions. Parfois ma curiosité a pu lui paraître importune. C’est que j’avais grand hâte.

« Un jour, enfin, Il nous a tous réunis, dans le grand jardin qu’Il avait fait croître au centre de la terre : quatre fleuves le baignent ; les animaux s’y ébattent en paix.

« Nous étions tous en cercle autour de Lui. Comment vous dire notre impatience ? Depuis le premier jour, depuis qu’Il avait fait naître la lumière, nous attendions cet instant ; l’univers allait prendre tout son sens. La splendeur du monde allait être donnée en héritage à celui-là seul qui en était digne.

« Et nous avons vu. Dans Sa main, le bloc de boue a soudain pris forme ; un visage est apparu, qui se tournait vers les étoiles. Le Mystérieux a soufflé sur ce visage. Et le visage s’est animé de vie.

« Et j’ai blêmi.

« Le sourire était niais, fat, vaniteux. Et le personnage a proféré, en laissant ses regards errer sur notre foule : « Regardez comme je suis beau ». Il faisait des grâces, il prenait des poses. Et il répétait : « Regardez comme je suis beau. On ne peut pas imaginer créature plus belle que moi. » Voilà quel usage il faisait de ce Saint Logos qu’on lui avait donné.

« Je grinçais des dents.

« Et j’ai dit : « C’est raté. »

« Je l’ai dit assez fort pour qu’Il m’entende. En fait, Il ne pouvait pas ne pas m’entendre, puisqu’Il est Celui qui entend tout.

« J’ai dit :

« C’est raté ».

Alors Il est entré en courroux. Il m’a sommé de me prosterner devant la créature nouvelle. Il m’a montré, de Sa main, le lieu dans la poussière où je devais m’humilier, nuque courbée, devant cette vaine merveille, et vaniteuse. Il m’a montré la poussière, il m’a enjoint d’y ramper.

« J’ai refusé. J’ai dit : « Non ». J’ai tourné le dos. Je suis parti.

« Depuis ce temps-là, je suis un errant. »

 

 

Le Récit des premiers commencements a fait la notoriété de Zossima Béloroukov,(1) en même temps que l’exposition du Manège, celle de décembre 1962, où figuraient plusieurs de ses gravures. Cette exposition a, comme on sait, provoqué la colère des conservateurs de toute espèce ; Khrouchtchev s’est exprimé sur son compte en termes grossiers. Béloroukov n’a pas été épargné.
Ce qu’il donnait à voir faisait croire, de loin, à des représentations de formes humaines : des corps avaient l’air de s’agiter. À moyenne distance, on se rendait compte qu’il s’agissait plutôt de machines, avec axes, pignons, bielles et roues dentées. De tout près, on comprenait sans peine que ces machines ne marcheraient jamais ; les transmissions ne pouvaient visiblement pas se faire. Il faut dire par ailleurs que les titres, dans leur banalité, paraissaient agressivement déroutants : Appareil 1, Appareil 2, etc.
Des interprétations allégoriques n’ont pas tardé à se répandre dans Moscou ; elles allaient toutes dans le même sens : ces machines, disait-on, figuraient l’homme nouveau, l’homo sovieticus que la société révolutionnaire était occupée à mettre au jour. La merveille promise se révélait inefficace.
On parlait en termes analogues du Récit des premiers commencements. Les plaisants proposaient des lectures goguenardes. Ils ne lésinaient pas sur la grossièreté. On disait par exemple que l’homme s’était éveillé à l’existence saoul comme un cochon ; il réclamait un petit verre pour faire passer sa gueule de bois. Ou bien il sacrait de la manière la plus inconvenante ; et il est connu que le russe, en matière de jurons blasphématoires et orduriers, ne le cède à aucune langue connue. Ou bien encore, tout simplement, il criait : « Eh ! les gars, c’est quand, la pause ? » Cette invention-là faisait rire plus que toutes les autres. « Bien tapé ! », disait-on.
D’autres commentateurs se montraient plus graves. Ils débattaient pour savoir qui était « le Mystérieux ». Marx, Lénine, Staline ?
Béloroukov, beaucoup plus tard, a publié, dans une revue lointaine, un article sur l’allégorie.(2) 
Le Récit des premiers commencements, présenté comme un « poème », a été déclamé pour la première fois, le 29 janvier 1963, à Moscou, dans l’appartement de Liouba Barkova et de Vassili Kotchetov, devant une quinzaine de personnes. Béloroukov avait déjà donné à entendre, dans le même lieu, quelques monologues du même genre. Le succès avait été presque nul. Le Récit, au contraire, fit un grand bruit dans la ville. Il y eut d’autres récitations, toujours dans des espaces privés. Des imitateurs se manifestèrent ; les uns s’efforçaient de reproduire la manière de l’artiste, d’autres tentaient de s’en démarquer.
Le texte fut très vite mis en circulation, soit par des copies dactylographiées, soit par des enregistrements sur bande magnétique. Bientôt apparurent des variantes, difficiles à contrôler. Béloroukov laissa faire. Il ne dit rien des interprétations qui, rapidement, pullulèrent. On ne peut pas être sûr que le titre, Повесть о началах (Povest o natchalakh), « Récit inaugural », ou « Récits des premiers commencements », soit de lui.
On cachait, par réflexe, copies et enregistrements. La police, pourtant, n’inquiéta personne.
Le texte a été repris, presque sans modifications, dans l’ensemble connu sous le nom d’ « Entretien ».(3)
La présente traduction s’appuie sur un document exceptionnel : une bande magnétique où l’on croit reconnaître la voix même de Béloroukov. Cette bande figurait dans les archives de feu Saturnin Solace, archives aujourd'hui disparues. L’érudit québécois a laissé un très subtil commentaire du texte.

 

(1) Béloroukov a publié, en tête de son recueil Collection de Tchoudaks, une brève autobiographie.

Voir AUTOBIOGRAPHIE–MINUTE

(2)  L’article a paru dans Lagban (numéro de juin 1976).

Voir ALLÉGORIE

(3) Il s’agit d’une interview donnée par Béloroukov à la journaliste Sofia Zaretskaïa.

Voir L ENTRETIEN

Voir SATURNIN SOLACE.