SATURNIN SOLACE

LETTRE SUR LES ÉCRITS DE BÉLOROUKOV,  RÉCIT ET ENTRETIEN

 

Cher ami,
Je partage entièrement votre point de vue. Si l’Entretien de Béloroukov s’appuie en partie sur la Bible, le Récit est, pour sa part, du tout étranger à cette tradition. Vous l’avez bien vu : c’est au Coran que l’auteur a emprunté son histoire. Invité à révérer l’homme tout nouvellement créé, Iblis se récuse. C’est par là que se manifeste sa rébellion. Voyez la Sourate El-Araf, versets 10 à 12, et la Sourate de la Caverne, verset 50.
Iblis peut-il être assimilé à Satan ? On en discute. Je passe sur des objections qui n’importent guère à notre propos. Une chose est sûre : sa motivation n’est pas tout à fait la même que celle de l’Ange noir qu’a créé votre poète, et qu’il a baptisé « l’Errant ». Fait de feu, Iblis ne peut supporter l’idée d’avoir à respecter un être fait de terre. Dans la pensée arabe comme dans la pensée grecque, il existe une hiérarchie entre les éléments ; cette hiérarchie est visible dans l’espace : le domaine du feu est le ciel supérieur, celui où brillent les astres purs ; au-dessous, l’air se charge de brouillards, il domine le lieu bas où la terre et l’eau se mêlent en boue, et ne se distinguent que lorsque émergent des îles. L’homme est de boue.
L’ « Errant » de Béloroukov n’a pas cette raison aristocratique de mépriser l’homme. Il le tient pour manqué. S’il se rebelle, ce n’est pas, comme le soutient la tradition, parce qu’il est pétri d’orgueil, mais parce que sa déception (1) est amère ; elle se retourne en animosité contre le Créateur, soupçonné de ne pas posséder en réalité la toute-puissance et l’omniscience qu’on lui attribue généralement. Selon Béloroukov, ou du moins selon son personnage,  Dieu a visé trop haut, et manqué son but. Il s’est révélé trop sûr de lui.

C’est là, évidemment, que vous êtes en droit de vous demander si nous n’avons pas affaire à des motifs gnostiques. Le fondement même du Récit semble emprunté au célèbre hérésiarque qui portait le nom de Marcion. Ce personnage soutenait que le Dieu de l’Ancien Testament n’est qu’une divinité d’un rang inférieur, que, infatué de lui-même, il s’est détaché du Monde de la Plénitude,(2) en a même nié l’existence, et, pour se prouver à lui-même son éminente qualité, a entrepris de créer un monde.  Le résultat n’a pas été brillant.
À son œuvre, sans qu’il en ait conscience,  se sont mêlées des étincelles de lumière divine qui proviennent du Monde de la Plénitude ; et c’est grâce à une intervention de ce Monde qu’elles seront sauvées et réintégrées. Dans le vocabulaire de Marcion, le Premier Père, qui est le vrai Dieu Suprême, confie au Christ la mission de rassembler les étincelles.
Le schéma connaît de nombreuses variantes. Elles ont toutes en commun de proposer l’image d’une béatitude primitive, suivie d’une chute, puis d’une entreprise de salut, qui aboutit au rétablissement de la Plénitude. La courbe est toujours la même.
Ce qui me frappe chez Béloroukov, c’est que je ne trouve aucune allusion au monde primitif, où des entités aux noms mystérieux, Silence, Abîme, Logos, entourent le Premier Père. Il est bien dit que le Créateur a tort de méconnaître qu’il est né, que quelque chose a pu exister avant lui, ou en dehors de lui. « L’Errant » suggère à un moment qu’ « il y a peut-être plusieurs dieux ». Mais sur la nature de ces dieux hypothétiques, il n’a rien à révéler. En tout cas, il ne les tient pas pour plus authentiques que celui qu’il a sous les yeux.
Béloroukov est-il polythéiste ? Si l’on suit la logique de sa théologie fantastique, on aura envie de le croire. Et l’on pourra même supposer qu’il n’estime pas nécessaire de grouper ses dieux, de les soumettre par exemple à une hiérarchie de type familial.(3)  Nos contemporains, quelle que soit leur croyance, et même s’ils n’en ont pas, sont assez peu disposés à admettre son système.
Je vous remercie de m’avoir fait connaître cette bizarrerie, trop amusante pour être réellement blasphématoire. Les hérésiarques d'autrefois avaient des audaces plus graves.

 

NOTES DU TRADUCTEUR.

Auður Magnusdóttir donne ce texte en appendice de son édition de l’Entretien. Elle s’abstient de le traduire, mais elle l'accompagne du commentaire suivant:

« Je remercie le père Zbigniew Kowarowski, O.S.B., de m’avoir honorée en me communiquant le présent document et en m’autorisant à le publier. Il s’agit d’une lettre à lui adressée par le père Saturnin Solace, professeur d’histoire de l’Église au grand séminaire de Chicoutimi.
Les deux ecclésiastiques s’étaient rencontrés à Rome, lors du Concile de Vatican II. Ils n’avaient, depuis, jamais cessé de s’écrire. Zbigniew Kowarowski a fait lire à Saturnin Solace, dans une traduction latine dont il était l’auteur, le Récit des premiers commencements ainsi qu’une des versions de L’Entretien.
La grande œuvre de Saturnin Solace, restée inachevée, est une histoire des hérésies modernes, ou plus exactement une enquête sur la survie des hérésies antiques dans le monde moderne. L’auteur avait étudié bien davantage le donatisme, le docétisme et le sabellianisme que la théologie de la révolution.
Zbigniew Kowarowski voulait avoir l’avis de son correspondant sur les sources possibles de Zossima Béloroukov. Précisons qu’il considérait le Récit comme un poème et l’Entretien comme une plaisanterie.
La réponse de Saturnin Solace est en latin, comme l’ensemble de la correspondance.
Saturnin Solace est  mort en 1983. »

 


(1) Le mot de « déception » a quelque temps fasciné Béloroukov. Voir le chapitre qui a pour titre : DÉCEPTION

(2) La plupart des auteurs préfèrent dire : le Plérôme.

(3)Voir  MULTIPLICATION DES TRINITÉS.

 

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