L’ENTRETIEN

 

Sofia Émélianovna Zaretskaïa. — Je ne sais comment vous remercier de m’avoir accordé cet entretien. C’est une faveur que vous avez refusée à tous ceux que je connais. Pourquoi moi ? Qu’ai-je fait pour mériter une exception ? M’avez-vous choisie, moi seule ? Pourquoi ?

Zossima Konstantinovitch Béloroukov. — Oui, je vous ai choisie, vous. La raison est simple. De tous ceux que j’ai rencontrés, journalistes ou non, vous êtes la seule à savoir vraiment qui je suis, la seule qui consente à me reconnaître. Tous les autres ont cherché des esquives ; ils ont pris mes récits pour des messages chiffrés, qu’il fallait traduire pour en dégager le vrai sens. (1) Vous n’avez pas eu cette crainte, vous n’avez pas cherché de détours. Vous avez accepté les mots dans leur sens le plus simple. C’est pourquoi je peux vous parler. J’ai beaucoup de choses à vous dire.

Sofia. — Allez-vous commencer par le commencement ?

Zossima. — Où est-il, ce commencement ? Vous en connaissez un, celui qui, paraît-il, court dans tout Moscou, et même ailleurs ; le récit de la circonstance dans laquelle je suis devenu ce que je suis.(2) C’est un commencement, sans doute ; mais il y en a d’autres. Le tout premier, je n’en sais rien ; je n’en ai pas de souvenir. Ce que je revois suppose un état antérieur. Vous-même vous rappelez-vous votre naissance ?

Sofia. — Moi, je suis un être humain. Je ne sais de moi que ce qu’on m’en a dit.

Zossima. — Vous êtes donc un être de langage ?

Sofia. — Non. Ce que j’ai été, je l’ai été vraiment. J’ai été, je suis toujours, un être de chair et de sang. Mais celle que je suis ne connaît celle que j’ai été que grâce à des phrases, accompagnées de quelques photos. Oui, j’ai été ce que représentent ces photos. Et pourtant je ne suis pas en deux dimensions.

Zossima. — Il n’y a pas de photos de ce que j’ai été dans mes premiers temps.

Sofia. — Il n’y en a pas davantage, je suppose, de cette scène qui a fait de vous ce que vous êtes maintenant.

Zossima. — Non. Cette scène n’est perceptible qu’à travers un récit.

Sofia. — Et vous allez me raconter ce qui vient avant ce récit.

Zossima. — Oui.

Sofia. — L’histoire de…

Zossima. — Ne Le nommez pas !

Sofia. — Je pose à nouveau la question : allez-vous commencer par le commencement ?

Zossima. — Y a-t-il, pour Lui, un commencement ? Je me figure qu’Il a toujours été là. Ce n’est pas un survenant. Non, Il a toujours existé. C’est ce qui faisait Sa puissance et l’incommensurable étendue de son Savoir ; c’est ce qui faisait la sûreté de Ses décisions, et la profondeur de Ses desseins. Nous vivions à l’ombre de Sa Magnificence, nous éprouvions à chaque instant Ses bienfaits.

Oui, nous étions nombreux à nous mouvoir sous cette protection réconfortante, nombreux à nous réjouir d’avoir reçu l’être, nombreux à chanter notre reconnaissance par des hymnes et des psaumes. Tous, nous avions reçu le nom de « messagers », qui, dans la langue des hommes grecs – mais il n’y avait pas encore d’hommes – se dirait un jour « ange ». Messagers, nous faisions partout connaître Son nom. Nous étions des reflets de Sa splendeur, des échos de Sa voix.

Nous ne pouvions nous représenter une perfection plus grande que celle au milieu de laquelle nous vivions. Nous n’imaginions pas que le temps pourrait apporter de nouvelles couleurs, de nouveaux rayons. Savions-nous vraiment ce que ce peut être que le temps ?

Lui, Il le savait ; Il était vraiment l’Autre, le Mystérieux, Celui dont on ne peut deviner toutes les pensées. Il savait que la réalité, celle qui se voit, pouvait être toujours plus grande, toujours plus vaste, toujours plus belle. On ne pouvait que rester confondu devant l’ampleur de Sa vision.

Les anges ne parvenaient pas à se saisir de cette idée : il pourrait exister d’autres êtres, et ces êtres seraient plus beaux qu’ils ne l’étaient eux-mêmes. Pour la plupart, ils demeuraient dans l’incertitude et la perplexité. Mais Lui, l’Autre, le Mystérieux parvenait à les rassurer : plus beaux, peut-être pas ; mais beaux autrement.

Moi, le premier d’entre eux, le plus ancien, j’avais l’impression que ma pensée pouvait aller plus loin que la leur. J’étais le premier créé. J’étais le premier à avoir vu Sa Face.

Et voici qu’un jour j’ai cru être aussi le premier à comprendre ce que voulait dire le mot « créer ». Oui, la réalité allait s’élargir, s’embellir. Elle allait prendre plus d’ampleur selon des plans qui se formaient dans le secret, avec des mots peut-être, mais des mots imprononcés. C’était la Parole, le Logos, qui permettait de créer les choses. Moi-même j’étais né d’une parole, d’une parole que je ne connaissais pas, que je ne connaîtrais peut-être jamais.

L’Autre était le Créateur. Il était le Créateur parce qu’Il était le Mystérieux. Il était le Créateur parce qu’il formait dans le secret de Son esprit les lignes et les couleurs de ce qui, selon Sa parole, deviendrait corps. Et moi, le premier créé, de ce j’avais presque pris mesure de cet acte qui s’appelle « créer », je me sentais à la fois immensément fier et immensément humble. Car je ne savais pas comment former une idée à partir de rien, à partir d’une absence.

Et j’entendis la Parole. J’entendis :

« Que la Lumière soit ».

Et la lumière fut. Et elle était merveilleuse au-delà de tout ce qui peut se dire. Et moi, le premier créé, je fus à nouveau confondu par cette pensée : non seulement la lumière était une merveille, mais encore Quelqu’un avait pu la concevoir avant même qu’elle existe, lui donner un nom alors qu’elle n’avait pas encore l’être.

J’osai le dire au Créateur, dans mon immense admiration. Et le Créateur me dit :

« Puisque tu es messager, porte au loin la lumière, qu’on la voie et l’admire dans toute l’étendue de la réalité. Tu seras mon Porte-Lumière. »

Et ce mot, dans la langue des hommes latins – mais il n’y avait pas encore d’hommes – se dirait un jour « Lucifer ». N’était-ce pas un nom superbe ?

Sofia. — Un nom d’étoile.

Zossima.— Le nom d’une étoile qui serait une promesse. Le nom d’une lumière qui paraît avant la lumière.

Car le dessein du Mystérieux allait plus loin que les anges, plus loin que les éléments, plus loin que les arbres et les animaux. Ce qui allait venir serait plus merveilleux encore : un être régnerait sur la création entière, parce qu’il en serait la plus haute perfection. Et cet être aurait pour nom : l’homme. Et plus tard, pour les hommes hébreux – mais il n’y avait pas encore d’hommes – « homme » se dirait : « Adam ».
Je ne pouvais rien saisir de cet être, sinon le nom qu’il allait recevoir. À quoi ressemblerait-il ? La Pensée suprême qui lentement l’élaborait tardait à se manifester. Le Créateur est aussi le Maître du silence.
Je percevais pourtant comme une indication dans l’ordre selon lequel les êtres étaient apparus. Avant tout la mer, au bord d’une terre vide. Et la mer s’était peuplée de poissons. Puis certains poissons, se transformant, s’étaient risqués à arpenter le sec. Leur nom était « serpents ». J’avais pour eux une affection particulière.

Sofia. — Vous aurez du mal à me faire admettre que vous possédiez déjà une idée darwinienne de l’évolution.

Zossima. — Je suis contemporain de l’évolution. Je l’ai vue. (3) Imaginez les serpents, Sofia Émélianovna : hier, poissons, ils nageaient dans une eau obscure, obscure parce que profonde, parce que trouble ; ils s’élevaient parfois jusqu’à la hauteur où elle devient limpide, où elle ose moins arrêter la lumière ; et cette lumière les attirait. Et soudain l’un d’eux franchissait la limite, se retrouvait, tout étourdi, sur le sable, poumons brûlants. Car l’air était pour lui vif comme un amour neuf. Il glissait, selon une route encore peu sûre. Il allait en perpétuels méandres. Plus tard il aurait des pattes, il s’avancerait tout droit, devenu dragon.

Mes compagnons ne partageaient pas ma surprise. Ils ne se rappelaient pas que les reptiles avaient pu vivre ailleurs que sur la terre. Il ne leur paraissait pas possible que le même être ait été hier poisson, aujourd’hui serpent. S’il s’appelait « poisson », disaient-ils, c’est qu’il était poisson. La langue que nous parlions était parfaite ; chaque être y avait un nom, son nom, et chaque nom correspondait à un seul être. On me reprochait de poursuivre un être unique sous des noms divers.

Sofia. — Les autres anges avaient pourtant, comme vous, assisté à la métamorphose.

Zossima. — Réellement, je crois qu’ils avaient oublié. (4) Ils vivaient dans la présence.

Sofia. — Il n’y a pas de passé dans votre langue d’anges ?

Zossima. — On peut indiquer le passé, si on en éprouve l’envie. Mais on n’y est pas obligé. Il en va de même pour le futur.

Sofia. — Donc vous étiez le seul à vous demander ce que serait l’homme.

Zossima.— Peut-être. J’ai posé des questions au Créateur. L’homme serait-il très différent de ces êtres superbes qu’étaient le cheval, le lion, le cerf ? La réponse était toujours : « pas fondamentalement ». Il se nourrirait comme les autres ? Oui. Il mangerait de l’herbe, des fruits ? Sans aucun doute. Il se nourrirait aussi de viande ? Il n’y avait pas d’inconvénient.
Végétarien, le roi de la création ? Allons donc. Ne faut-il pas qu’il réunisse en lui tous les pouvoirs ? Donc il serait omnivore, comme l’ours.
Comme l’ours, il prendrait soin de ses petits. L’évolution allait dans ce sens : depuis le crocodile, qui abandonne ses œufs dans le sable, jusqu’au chardonneret, qui enseigne le vol à sa progéniture, le chemin est tortueux, mais nettement orienté. Les animaux supérieurs ne se reproduisent pas n’importe comment. Ils préparent avec soin leur avenir, et celui de leur espèce. On dirait qu’ils voient dans leur esprit le futur. Et pourtant ils ne parlent pas. Les oiseaux, me direz- vous, chantent ; et, plus que les lions ou les sangliers, ils sont capables d’élever en couples leurs petits. Je ne sais pas s’il y a un rapport. (5)
Je posai la question. Il me fut répondu que les hommes vivraient par couples, comme les mésanges, mais qu’ils seraient libérés du calendrier. L’expression « saison des amours » n’aurait plus de sens pour eux. Oui, ils maîtriseraient mieux le temps, le plieraient à leur vouloir. C’est parce qu’ils posséderaient une mémoire plus sûre, et leur mémoire serait plus sûre parce qu’ils disposeraient du langage.
On en revenait toujours là. C’était la réponse à toutes les inquiétudes. Non, l’homme ne serait pas aussi fort que le rhinocéros ; il ne saurait pas sauter comme la panthère ; il courrait moins vite que le guépard. Mais il surmonterait tous les dangers, parce qu’il serait pourvus de mots. Il y avait quelque chose de magique dans cette obsession. Aussi le mot « langage », ou tout au moins celui qui lui correspond dans l’idiome des anges, cédait-il le plus souvent la place au mot « Logos », qui est plus noble. (6)

Sofia. — Le langage des hommes serait-il plus perfectionné encore que celui des êtres immortels ?

Zossima. — Je ne savais pas. J’étais un peu perdu. Je Lui disais mes inquiétudes. Pourquoi me semblait-Il agir avec une excessive précipitation ? J’avais pourtant en Lui la plus grande confiance. Mais je ne cessais de Le harceler.
« Vous allez, dites-Vous, l’inviter à nommer lui-même les plantes et les animaux. Vous voulez, dites-Vous, lui laisser sa liberté, ne rien lui imposer. Il choisira lui-même les mots qui devront lui servir à désigner les espèces. Mais, ces espèces, ce n’est pas lui qui en a eu l’idée ; ce n’est pas lui qui les a créées. Vous, quand Vous les avez fait paraître, Vous avez construit l’objet en même temps que Vous inventiez pour lui un nom. Le zèbre est apparu à Votre idée au moment même où est né sur Vos lèvres le mot qui le désignerait.
« Me permettrez-Vous de dire que c’est justement par le nom, grâce au nom que Vous avez procédé à la création ? C’était vrai dès le début, quand Vous avez dit : « Que la Lumière soit ! » ; la Lumière a reçu à la fois son existence et le mot qui la désignerait.
« Vous croyez qu’à l’homme Vous allez donner le langage. Non. Vous allez lui montrer les animaux que Vous avez formés, Vous lui proposerez de leur donner un nom. Mais Vous ne lui confierez pas vraiment le Logos, qui est au commencement. Car le Logos est créateur. Vous le savez, Vous, qui Vous en servez pour imaginer de nouveaux êtres. L’homme aura seulement le droit de traduire ce que Vous avez dit. Il aura un mot pour chacun des mots que Vous lui cachez, mais que Vous lui laissez entrevoir en lui montrant l’objet auquel il correspond. Il ne saura jamais fabriquer de nouveaux objets. 
« Vous l’invitez à mettre des étiquettes sur des objets qui existaient avant qu’il ne les voie. Il le fera avec enthousiasme. Mais que se passera-t-il si d’aventure il s’aperçoit qu’on peut nommer des objets dépourvus d’existence, qu’il suffit de lier les mots d’une manière inhabituelle ?
Il sera peut-être tenté d’inventer un cheval cornu, un escargot vivipare, un mouton à cinq pattes ; de faire meugler le rossignol, aboyer le chat, rugir les poissons rouges ? Supposez qu’il dise un jour : « Il y a plusieurs dieux. » (7)

« Oh pardon ! » 

Il ne dit rien. J’ai cru qu’il ne m’avait pas entendu. Et je me suis hâté de remplir le silence.
« Pourquoi voulez-Vous lui dire qu’il est le roi de la création, son maître ? Peut-être songez-Vous à le lui cacher. Mais il est déjà trop tard. Vous nous avez parlé, à nous, et il nous est difficile d’oublier ce que Vous nous avez dit. Il faudra donc nous interdire d’utiliser le langage ; il faudra réduire, par un geste qui paraît arbitraire, la masse des discours que déjà il a produits.
« Or ce discours n’est pas toujours limpide. Comment laisser l’homme répéter, après Vous, après nous, qu’il est le maître ? Le vrai maître, c’est Vous. Lui ne sera jamais qu’une apparence de maître ; il n’aura jamais l’absolu pouvoir. Alors il serait bon sans doute d’inventer un mot nouveau pour désigner cette puissance limitée, qui ne peut s’exercer que sous le contrôle d’un autre, sous Votre contrôle. Le ferez-Vous ? Le mot « maître » existe dans la langue des anges, avec le mot « puissance », le mot « domination ». Et c’est, comme tous les autres, un mot dont le sens bouge, comme l’ombre des arbres, selon le jeu du vent. Son équivalent dans la langue des hommes ne sera pas beaucoup plus stable. Vous permettez alors toutes les exagérations. Maître de la création, maître de domestiquer les animaux, de les faire travailler, de les transformer en rôtis pour les manger, il sera maître aussi de les faire souffrir gratuitement, de les torturer parce que l’envie l’en aura pris, d’arracher les pattes des mouches, de pendre les chats par le cou, de transpercer des papillons avec une aiguille. Vous serez Vous-même écœuré de le voir égorger par centaines les bœufs et les brebis, les faire brûler aussi complètement que possible, dans l’espoir de Vous faire plaisir et d’attirer sur lui Vos bonnes grâces, dont il devrait pourtant être sûr.
« Il se croira maître absolu. Il vivra dans l’hyperbole. (8) Il tiendra pour un scandale la moindre contrariété. Ce n’est pas qu’il ne sera pas sage, en fait. C’est que son langage l’emmènera loin, toujours plus loin, sans qu’il s’en rende compte. »

Et l’idée effroyable m’est venue. Comprenez-moi bien, Sofia Émélianovna, j’en ai moi-même été bouleversé jusqu’au fond de mes entrailles d’ange. L’homme aurait tort d’utiliser trop souvent le mot « absolu », produit d’une exagération. Mais le Créateur, lui, est-il toujours fondé à le faire ? Ne dépasse-t-il pas les bornes lorsqu’il se laisse qualifier d’ « omniscient », de « tout-puissant » ?
Et j’ai poussé les choses encore plus loin. Ce que j’avais toujours considéré comme évident, je l’ai mis en doute. Qu’Il ait été là lorsque je suis apparu à l’être, c’est incontestable. Mais êtes-vous en mesure de me prouver qu’Il n’a pas connu, Lui aussi, un commencement ? S’Il se leurre en soutenant malgré tout que l’homme est la merveille des merveilles, s’Il se fait des illusions sur les pouvoirs et les pièges du Logos, n’est-Il pas capable de s’aveugler sur sa propre origine ?
Il n’y aurait donc rien de stable dans cet univers ? Je sais que les étoiles meurent. Je songe qu’il fut un temps où elles n’étaient pas. Fut-il un temps où Il n’était pas, Lui ? 
Si oui, le monde est labile comme un langage.(9)

Vint enfin le moment où le Créateur forma l’homme de la boue et lui fit don d’un esprit, en lui soufflant dans les narines.
Ne vous y trompez pas : je ne m’étais pas encore rebellé. Je ne savais pas que je pourrais être tenté de le faire.
Non, j’avais admiré la lumière ; les fleurs me ravissaient ; les animaux me paraissaient émouvants. De l’homme, que pouvais-je attendre, sinon des merveilles ? Je tremblais en pensant à ce qu’il serait.
Enfin, je l’ai vu.
Un jour le Créateur nous a tous réunis, dans le grand jardin qu’Il a fait croître au centre de la terre : quatre fleuves le baignent ; les animaux s’y ébattent en paix.
Nous étions tous en cercle autour de Lui. Comment vous dire notre impatience ? Depuis le premier jour nous attendions cet instant ; l’univers allait acquérir la perfection de son sens. La splendeur du monde allait être donnée en héritage à celui-là seul qui en était digne.
Et nous avons vu. Dans la main du Créateur, le bloc de boue a soudain pris forme ; un visage est apparu, qui se tournait vers les étoiles. Le Créateur a soufflé sur ce visage. Et le visage s’est animé de vie.
Et j’ai blêmi.
Le sourire était fat, niais, vaniteux. Et le personnage a proféré, en laissant ses regards errer sur notre foule : « Regardez comme je suis beau ». Il faisait des grâces, il prenait des poses. Et il répétait : « Regardez comme je suis beau. On ne peut pas imaginer créature plus belle que moi. ». Voilà quel usage il faisait de ce saint Logos qu’on lui avait donné.
Je grinçais des dents.
Et j’ai dit : « C’est raté ».
Je l’ai dit assez fort pour que le Créateur m’entende. En fait, Il ne pouvait pas ne pas m’entendre. Il est Celui qui entend tout.
J’ai dit : « C’est raté ».
Alors Il est entré en courroux. Il m’a sommé de me prosterner devant la créature nouvelle. Il m’a montré, de Sa main, l’endroit où je devais m’humilier, nuque courbée, devant la vanité de la merveille. Il m’a montré la poussière, il m’a enjoint d’y ramper.
J’ai refusé. J’ai dit : « Non ». J’ai tourné le dos. Je suis parti.


……………………………………


Sofia. — Puis-je vous demander quelque chose ?

Zossima. — Faites.

Sofia. — Cet homme vaniteux, avait-il le crâne étroit ?

Zossima. — Sans doute. Merci de votre question. Je la trouve drôle. Je ne sais comment y répondre, mais elle allège un peu la tristesse qui, dès ce moment-là, s’est emparée de moi.
Oui, je suis triste. Depuis ce temps-là, j’erre sans repos. Je suis un Ange noir. 
De Lucifer je suis devenu Satan ; je suis tombé dans les ténèbres. En grinçant des dents, j’ai commencé à me persuader que j’avais été victime d’une illusion, à laquelle le Mystérieux lui-même a peut-être aussi succombé.
Un être sent qu’il existe. Comment comprendrait-il, si on ne le lui dit pas, que son existence peut n’avoir pas toujours été ? Il a coutume de se désigner lui-même par un nom. Comment se persuaderait-il, s’il ne se trouvait personne pour l’informer, que ce nom a pu, dans une autre époque, ne correspondre à rien qui soit ?
Je savais, moi, que j’étais né. Je le savais, parce que l’Éternel me l’avait dit. Je ne m’étonnais pas de percevoir vaguement une limite aux souvenirs que j’avais gardés de mon passé. Une autre limite m’attendait-elle dans le futur ? Disparaîtrais-je un jour comme je voyais disparaître les animaux. Non, ce n’était pas une angoisse, rien qu’une curiosité.
Et cette curiosité, je la reportais sur l’Éternel, depuis que j’imaginais, pour Lui aussi, une naissance. Si Dieu était né, pourquoi ne mourrait-il pas ? Que voudrait dire alors le mot « éternel » ? C’était une exagération, une extrapolation, une construction du langage. On se représente un immense espace de temps, une durée dont on ne voit pas la fin, ni dans un sens ni dans l’autre. Est-ce le terme qui recule ? Est-ce moi qui le repousse ? Je finis par inventer l’infini.

Si l’Éternel – et pourquoi ne pas continuer à Lui donner ce nom ? – n’était pas éternel au sens le plus étroit du mot, la logique impose de penser qu’Il s’était trompé en croyant l’être. Il aurait oublié le moment de sa naissance. Mais qui se rappelle ce moment ? Il aurait aussi négligé de prendre en compte le fait que, dans les lointains de sa mémoire, ne se rencontrait qu’une zone de ténèbres.
Je me mis à explorer, comme tant d’autres après moi, le tissu de contradictions qu’ont ourdi, par leur jeu réciproque, les mots « omniscient », « tout-puissant », « grâce », « liberté ». Je m’en rendais bien compte : c’était la venue de l’homme qui avait brouillé les cartes : ce maître de la création était libre de ses actions ; mais, avant même qu’il les commette, ses actions étaient connues du vrai Maître ; donc il n’était pas libre de les faire.
Le raisonnement est simple, trop simple. La logique qu’il applique est probablement insuffisante, trop peu complexe, trop peu riche. Bien des petits esprits s’en sont servis comme d’un tremplin pour s’élancer dans le vide des négations, pour déclarer que Dieu n’existe pas, que tout vient du hasard. Mais moi, mis en garde contre le cabotinage des rhéteurs, j’ai préféré penser que ma petite logique ne s’appliquait pas partout. Je me réservais d’imaginer que Dieu dispose d’une logique supérieure, que Son Logos, celui qui était au commencement, dépasse infiniment par ses possibilités toutes les langues des hommes et des anges. De ce Logos, je n’ai aucune idée sûre.
Et je me refuse malgré tout à admettre que ce Logos sublime doive expliquer le mouvement de l’Éternel, mouvement d’humeur, et violent : « Prosterne-toi, là, dans la poussière. »
Beaucoup plus tard, en écoutant pérorer des théologiens dépités, retournés, rebellés, en les entendant prouver que Dieu ne pouvait pas avoir d’existence, j’ai ri. Cette idée m’était bien venue, un jour. Mais comment pouvais-je y prêter la moindre attention ? Dieu existe ; je l’ai rencontré ; je lui ai parlé ; je l’ai aussi un peu défié, pas pour mon bien.
Vous connaissez la suite. Puisque l’homme avait reçu quelque chose du Logos, le pouvoir d’accueillir des mots, d’en fabriquer d’inédits, de les combiner en phrases, on produirait sans doute un effet assez amusant si on lui susurrait : « Tu es Dieu ».
Évidemment, le risque était grand pour qu’il se refuse à croire. Il valait mieux envisager quelques détours, lui proposer cette brutale équivalence comme une hypothèse, ou au contraire comme la conséquence lointaine d’une supposition plus acceptable. Il y avait aussi moyen d’atténuer le propos, par le recours à quelque chose comme une métaphore. On pouvait donner l’impression qu’on s’était un peu trompé, que le mot avait été choisi avec un certain jeu, qu’il ne faisait que donner une idée vague.
La formule apparut enfin, beaucoup plus simple que je n’aurais cru : « tu seras comme un dieu ».
Non ! Non pas : « tu seras comme un dieu », mais « vous serez comme des dieux ».
Rebelle, j’avais à peine tourné le dos à l’homme méprisable que l’Éternel, d’un nouveau geste, avait créé la femme. Il serait bon d’en tenir compte.
Vous ne pouvez en douter. Dès que, sommé de se rouler dans la poussière, je m’étais rebellé, je m’étais enfui le plus loin possible. Quelques anges m’avaient suivi. D’autres m’avaient rejoint plus tard. Assez vite, je me trouvai disposer d’une importante escorte, presque d’une armée.
Dans la troupe, on s’excitait. L’indignation faisait écumer les bouches, se crisper les poings. Et l’on criait. On appelait à la lutte. Il ne fallait pas laisser passer un affront pareil. Où allait-on si le Créateur se croyait tout permis, au motif qu’il avait toujours été là ? Il fallait le remettre à sa place.
Ils perdaient la tête. Quel mal j’ai eu à calmer les esprits, en représentant qu’il fallait au moins, avant toute entreprise brutale, mesurer les forces en présence ! Combien d’anges étaient restés du côté de l’Éternel ? Avec quelle ardeur lui obéiraient-ils s’Il les poussait au combat ? Une reconnaissance discrète était la première tâche à accomplir. Je choisis parmi les volontaires ceux qui avaient le moins perdu leur sang-froid. Ils revinrent pourvus d’informations précises. Selon leurs estimations, le nombre des inconditionnels était assez élevé. Si on attaquait, on aurait affaire à très forte partie, on risquait un grave échec. Pour la masse des attentistes, « les anges gris », elle ne se révélait nullement négligeable, et naturellement imprévisible.
Les observateurs rapportaient aussi une nouvelle sans importance pour eux : l’homme avait, comme tous les animaux, une compagne.
Adam avait reçu une femme.
Voilà pourquoi je corrigeai la formule empoisonnée dont je voulais faire usage. Je ne dirais pas : « Tu es Dieu », mais : « Vous serez comme des dieux ».
La troupe des anges rebelles succombait à l’inquiétude ; son enthousiasme guerrier tiédissait. Ajoutez que, si ces superbes créatures avaient une certaine idée de ce qu’est un combat, pour avoir vu s’affronter des tyrannosaures, des lions ou des mouflons, ils n’avaient aucune expérience vécue de cet exercice.

Je les haranguai du mieux que je pus. Je leur prouvai que, pour offenser l’Éternel autant qu’ils le souhaitaient tous, dans un légitime souci de vengeance, tenter de l’abattre à force ouverte n’était pas la meilleure solution. D’où venait tout le mal ? De cet avorton dont on leur avait dit merveilles avant qu’il ne paraisse, et pour lequel son créateur gardait une incompréhensible affection, non dépourvue, semble-t-il, de fierté. C’était là Son faible. C’était là qu’il fallait attaquer.
Cet Adam-là avait été voué dès l’abord à la reconnaissance et à la docilité. Ne pouvait-on, sous un prétexte quelconque, le pousser à la révolte ? Son ingratitude ferait à son bienfaiteur une peine mordante. Il ne faudrait que le pousser encore un peu. Il apprendrait l’impertinence à sa compagne, aux enfants qu’ils devaient avoir. L’Éternel avait voulu un être capable de se multiplier, peut-être à l’infini. Hé bien ! Il souffrirait dans chacun des nouveaux exemplaires de l’humaine condition. L’idée plaisait-elle ?
Elle fut accueillie par des hurlements de joie, si grossiers, que, dans mon for intérieur, je me demandai comment j’avais pu supporter autrefois la présence de ces anges sans grâce et ne pas admettre la rusticité du nouveau venu. Je me promis de protéger par tous les moyens ma solitude.

Et, pour habituer mes complices à se passer de ma présence, je leur promis de réaliser seul le projet que je venais d’exposer. Nul ne protesta. Avaient-ils donc peur, non seulement des milices célestes, mais encore du bipède nu dont ils étaient jaloux ?
Je pris donc mes mesures. Pour des raisons qui vous apparaîtront clairement, je revêtis la forme d’un serpent. Ce symbole de métamorphose me semblait particulièrement bien choisi. Ajoutez que l’animal rampant est aussi capable, par le jeu de ses anneaux, de se hisser sur un arbre ou – pourquoi pas ? – sur un corps humain. Ajoutez encore que, pour passer inaperçu, se déplacer à ras de sol n’est pas une précaution superflue.
Je me glissai donc dans le Jardin. De loin, au pied d’un arbre, j’aperçus, toujours aussi fier de lui, le personnage odieux qui avait provoqué ma colère, donc ma condamnation. Pour l’arbre, je me demandai si ce pouvait être celui dont mes espions m’avaient parlé : l’Arbre de la Science du Bien et du Mal. La probabilité était minime. Le Jardin comptait des milliers d’arbres. Celui-ci seul était interdit. Pourquoi l’homme s’en serait-il approché plutôt que d’un autre ? Ce serait le signe qu’il avait commencé à jouer avec le feu.
Poursuivant ma progression, je rencontrai un serpent, un authentique serpent, qui me parut aimable, naïf et innocent. Je m’enquis : savait-il où était l’Arbre de la Conscience du Bon et du Méchant ? Il eut l’air étonné, fit répéter, réfléchit avec force. Soudainement inspiré :
« Vous voulez parler, dit-il, de l’Arbre de la Science du Bien et du Mal ? 
– Ce doit être cela.
– C’est une affaire qui intéresse l’homme. Nous autres serpents pouvons ne pas nous en mêler. Mais enfin je crois que c’est ce grand sycomore que vous apercevez là-bas. L’homme est justement appuyé au tronc, et sa compagne est tout à côté, assise dans l’herbe. »
Je m’approchai, toujours rampant, toujours glissant, et soudain, je la vis. Jamais je n’aurais imaginé pareille splendeur. Tout ce qui jusque là, dans ce monde de merveilles, avait pu m’émouvoir, me donner des frissons, rien, ni la lumière, ni les nuages, ni leurs reflets dans les jeux des vagues, ni les astres sur fond de nuit, ni la course des comètes, rien ne m’avait fait trembler de cette manière.
Il fallait l’avouer, l’Éternel s’était surpassé. Toutes les comparaisons possibles s’évanouissaient en fumée.
Vous allez me dire que, chez nombre d’exégètes, l’idée chemine, et souvent domine, selon laquelle le diable est justement pour quelque chose dans la création de la femme ; soit qu’il ait lui-même manié et pétri l’argile dont elle était faite, soit qu’il ait simplement suggéré certaines courbes à l’Éternel qui, d’abord, les avaient trouvées un peu molles. C’est une variante possible de l’histoire, à côté de celle de la côte, qui est beaucoup plus répandue.
J’ai parfois envie de croire à cette côte. En fait, je n’y ai fait pas attention. Elle ne m’intéresse pas. J’en suis resté à la fascination première. Et c’est sous l’emprise de cette fascination que je parcourus les derniers mètres qui me séparaient de l’arbre ; mes sentiments étaient tout autres.
Heureusement, j’avais préparé mon discours. Je le débitai, presque sans y penser, dès que j’eus été aperçu. Et c’est en parlant que je me rendis compte que l’argument allait porter. « Vous serez comme des dieux », susurrai-je de ma voix serpentine et mélodieuse. Je pris soin de prononcer très légèrement le « comme », dans l’espoir de n’être pas entendu. Au fond de mon âme, je pensais à peu près, d’abord que ce butor ferait un dieu ridicule, à supposer qu’on puisse accepter que soient liés les deux mots, « dieu » et « ridicule », mais ensuite que l’autre, celle aux longs cheveux, celle aux courbes douces, celle au sourire désarmant, ce serait à bon droit qu’on la qualifierait de « déesse ». « Déesse » ; ce mot n’existait dans aucune langue, ni celle des anges, ni celle de l’homme. Je venais de l’inventer, et m’en réjouissais. Mais j’évitai de le prononcer. Je redoutais qu’Ève ne se méfie.
Adam, lui, ne se méfia pas. Il accepta facilement d’être comparé à un dieu, pris pour un dieu, canonisé dieu, si j’ose dire. N’était-il pas le plus beau des êtres terrestres ? Il aurait dû savoir, pourtant, qu’il ne peut exister qu’un seul dieu, que l’emploi était déjà pris. Il l’oublia, par vanité, par sottise, que sais-je ? Ève, il faut l’avouer, l’y aida.
« Oh oui ! dit-elle. Tu serais mon dieu. »
Et, comme vous savez, elle saisit la pomme et lui en fit présent.
J’eus soudain un pincement au cœur. Qu’avais-je fait ? Je le savais pourtant, que cette pomme mangée apportait aux hommes la souffrance et la mort. Je le savais ; je l’avais souhaité. Je m’étais figuré avec plaisir l’homme en proie aux affres. Je me rendais compte soudain qu’elle aussi…
Elle ne semblait pas m’en vouloir. L’Éternel l’avait avertie pourtant : « Si vous en mangez, vous mourrez. » Mais est-ce qu’elle avait compris le mot ? Avait-elle eu le temps, depuis son entrée dans le monde, de voir s’éteindre une cigogne ou un chevreuil ?
Un jour, elle mourrait, non sans souffrances. Une déesse peut-elle mourir ?
Je m’approchai d’elle ; j’avais envie de la caresser, de lui donner je ne savais quelle quiétude, quelle vague somnolence, quelle douce consolation.
Elle eut un petit cri.
« Comme il est froid ! »
Je n’aurais pas dû me déguiser en serpent.
Le soir tombait très lentement. L’ombre de l’arbre s’allongeait. Quelqu’un s’approchait.

Est-il bien nécessaire que je vous raconte ce qui s’est passé après ?

Sofia. — Je le sais par cœur. N’hésitez pas pourtant, sinon je vais me prendre pour Ève.

Zossima. — Quelle idée ! Le serpent a été maudit, voué à se nourrir de poussière. L’Éternel fit semblant de ne pas savoir qui se cachait sous les écailles rutilantes. Ainsi étais-je sous le coup d’une double condamnation.
Je m’éloignai, morose.
D’un côté, j’avais gagné. Mon triomphe était plus complet encore que je ne l’avais espéré. L’homme n’avait presque pas hésité ; et sa compagne, au lieu de le mettre en garde, l’avait poussé à commettre l’irréparable. On pouvait tout attendre d’eux, désormais.
Fallait-il inciter les autres anges noirs à se mêler de l’affaire, à déployer l’immense éventail des tentations ? Ils sauraient inventer des crimes abominables. Je voulus me persuader que l’homme serait en mesure de les inventer avant eux.
Pour ce qui est de moi, jamais je n’ai perdu mon temps à insuffler aux hommes des rêves de sadisme. Il m’est arrivé, certes, de contempler ceux qu’ils faisaient. J’en demeure souvent horrifié.
Ce sont eux qui m’ont appris que l’on peut en venir à torturer, à tuer avec supplices raffinés, pour la plus grande gloire de l’Éternel. Y a-t-il pire aberration ? Je me demande parfois si je ne devrais pas intervenir, et je ris, mais assez tristement, de cette supposition : Satan courant au secours de Dieu, est-ce que cela a un sens ? Et qui me prouve que Dieu réprouve ces pratiques ? Après tout, Il est peut-être flatté qu’on Lui sacrifie des êtres vivants. Quand Il a créé les animaux, Il n’a jamais songé à les détourner de la violence ; les carnivores sortent de Sa main ; et plusieurs d’entre eux ne se contentent pas de tuer pour se nourrir. Le jeu du chat avec la souris, est-ce une invention du chat ?
Quelle idée Dieu se fait-Il de la souffrance ? La juge-t-Il inévitable, souhaitable, indispensable ?
Je me rappelle la douleur d’Ève à la mort de son fils. Cette fois, sans nul doute, Dieu a condamné le meurtrier. Mais a-t-Il sévi, depuis, contre tous ceux qui ont allumé des bûchers ?
Ces questions sont banales. Il faut arriver à les poser sans se laisser emporter par une trop facile indignation. Il faut toujours – et c’est difficile – réserver la possibilité d’une logique plus haute, inaccessible aux hommes et aux anges.
La question du Logos revient sans cesse. On n’en saurait douter : les imperfections du langage humain ont rendu possible un assez grand nombre d’horreurs. Le fanatisme se nourrit de discours, (10) qu’il ait un tour religieux ou qu’il soit simplement guerrier. Somme toute, prétendre que tel souverain est l’intelligence même, la bonté même, le maître absolu de la paix et de la guerre, prétendre qu’il ne peut pas ne pas avoir raison, que sa moindre décision est par principe au-dessus de toute critique, n’est-ce pas mentir ? Le langage dit l’idée d’absolu, et en conteste sans cesse la réalisation. Mais il suffit de fabriquer quelques belles phrases bien ronflantes pour que l’illusion demeure, s’impose, en impose.
Je vois ce que vous allez dire, Sofia Émélianovna : il vous semble que je me justifie bien facilement, en invoquant et la rigueur de l’Éternel et la sauvagerie de mes semblables.
Est-ce que je cherche à me justifier ? A quoi bon ? Devant qui ?

Sofia. — Êtes-vous malheureux ?

Zossima. — Ne vous laissez pas aller à le croire, je vous en supplie. Dites-vous que je suis morose. Épargnez-moi la grandeur tragique. Et concédez-moi le droit à la gravité.
Une chose est pour moi sûre : on est toujours tenté de ressembler à son adversaire. On s’est dressé contre lui parce qu’on n’accepte plus la force du désaccord, l’intensité de la différence. En fait, on en vient à user des mêmes armes que lui.
Qui s’est irrité le premier ? Je ne saurais le dire. Sans doute ai-je, d’une certaine manière, attaqué. C’est ma remarque qui a tout déclenché. Fallait-il que je murmure entre mes dents, mais de manière audible, le « c’est raté ! » qui me condamne à l’exil ? Je dois l’avouer : plus tôt, les inquiétudes que j’exprimais sur le sort de l’homme futur prenaient souvent un tour vaguement agressif. Mais je pourrais soutenir que jamais je n’ai été aussi tranchant, aussi abrupt que Lui, quand Il m’a sommé de me prosterner dans la poussière.
Peu importe au fond. Je ne tiens pas à avoir raison. Ce que je voudrais, c’est rester libre. Et il me semble que je n’y parviendrais pas, si je me croyais obligé de répondre par la violence à ce que je considère comme une violence. Quoi que disent les poètes, je n’ai pas mené les troupes, vainement, à l’assaut de Son Empyrée. Et j’ai laissé les humains s’enivrer de leur propre cruauté.
Je leur sers de prétexte. Ils ont fait de moi l’Ennemi, avec une majuscule. Ils m’attribuent tous leurs malheurs.
Savez-vous une chose ? Ils croiront encore en moi, même le jour où pour eux le mot « Dieu » n’aura plus le moindre sens.
Enfin, ils seront persuadés qu’est vraie, et maléfique, l’image que de moi ils se sont forgée. Que dire ?

 

L’ Entretien (Беседа) a été enregistré le 3 juin 1965, dans une forêt proche de Moscou. C’était Béloroukov lui-même qui avait pris l’initiative de la rencontre. Sofia Zaretskaïa ne faisait pas mystère de son admiration pour lui, pour ses gravures, et pour le Récit des commencements. Avec une certaine naïveté, elle essaya de faire publier le texte dans diverses revues. Elle n’en distribuait pas moins, généreusement, des copies et autorisait volontiers la reproduction de l’enregistrement.
Comme le Récit, l’Entretien fut donc largement diffusé ; comme le Récit, il donna lieu à variantes et à interpolations. Il semblait prudent de le dissimuler. À cette fin, il fut souvent dépecé, disséminé au milieu d’autres textes. Des fragments figurent sur des bandes magnétiques consacrées pour l’essentiel à des ouvrages de logique ou à des traités de versification. Certains d'entre eux n’ont été conservés que dans des traductions.
Contrairement à ce qui s’était passé pour le Récit, la presse officielle dénonça « une manœuvre insidieuse contre la géniale pensée de Marx », « un retour de l’obscurantisme », « une intoxication par l’opium du peuple ». Les perquisitions se multiplièrent, suivies d’arrestations.
Béloroukov disparut. On apprit qu’il avait été admis dans un hôpital psychiatrique, en province. Sofia Zaretskaïa avait subi le même sort. C’était pour l’un et l’autre le commencement d’un long calvaire
L’enregistrement primitif a disparu. Reconstituer sa teneur est une entreprise désespérée. Comment raccorder des milliers de fragments ? Comment choisir entre les variantes ? Comment écarter les passages inauthentiques ?
Le texte dont on trouvera ici la traduction a été établi, avec une sévérité sans aucun doute excessive, par la regrettée Auður Magnusdóttir. (11)

 

(1) On trouve dans Lagban un article de Béloroukov sur l’allégorie et l'interprétation allégorique.

Voir ALLÉGORIE

 

(2) Allusion limpide au Récit des premiers commencements, dont le texte est inclus dans L’Entretien.

 

(3) Certaines copies ajoutent ici une phrase que n’a pas cru devoir conserver Auður Magnusdóttir.

«  La Bible vous dit que les espèces ont été créées toutes en même temps. On n’y conçoit pas de monde en ordre, si cet ordre n’est pas immuable. Mais c’est Darwin qui a raison, lui et tous ceux qui admettent , ou constatent, une évolution. Car la faute d’Adam introduit une rupture. Ève n’est plus vierge. Et le serpent change ses habitudes. Désormais, il devra tous les jours manger de la poussière. »

Il se rencontre des dizaines de ces passages, traditionnellement dits « fragments réprouvés ». Je ne peux en reproduire que quelques-uns.

 

(4) Autre fragment réprouvé :

« Étaient-ils les seuls à vivre d’oubli ? L’oubli est sans doute une nécessité, même quand on vit dans l’éternelle béatitude. Pourquoi ai-je, moi, des souvenirs ? Et Lui, en est-il dépourvu ? Les a-t-Il refoulés ? »

 

(5) Béloroukov s’est intéressé au langage des oiseaux. Il a publié là-dessus un article dans Lagban.Voir OISEAUX EFFAROUCHÉS.

 

 

(6) Béloroukov n’a jamais cessé d’apprendre des langues et de réfléchir sur le langage. Il a en particulier consacré au sujet un recueil d’essais intitulé LE SALUT PAR LE PHONÈME.

 

(7) Malgré la discrétion de son apparition, ce motif est d’une grande importance dans la pensée de Béloroukov. Voyez en particulier SATURNIN SOLACE et POLYTHÉISME. Voyez aussi ICÔNES ET MYTHES




 

(8) On trouve dans Lagban un article de Béloroukov sur la notion d’HYPERBOLE.

 

(9) Ici pourrait se placer un autre fragment réprouvé, connu seulement par une traduction polonaise. Béloroukov en a repris une petite partie dans son recueil Débâcle. Serait-ce un indice d'authenticité? Voir CHAOS

 

 

(10) Cette formule obsède Béloroukov, qui la reprend dans plusieurs articles de Lagban, et aussi, beaucoup plus tard, dans son livre intitulé : LE SALUT PAR LE PHONÈME.

 

Voir HIÉROPHONÈMES.

Voir LAÂ.

 

(11) On regrette en particulier que, pour des raisons qui peuvent être discutées, Auður Magnusdóttir ait écarté ces développements qu’on a accoutumé d’appeler « Fragments réprouvés ». Voyez par exemple APPAREIL: c'est peut-être un texte authentique ; dans ce cas, il est difficile de savoir où il a pris place dans l’Entretien. Probablement au milieu des considérations sur le Logos.