DISCOURS DOUBLE

Ils sont deux à m’avoir délivré de mes doutes. Ils ne se connaissent toujours pas. Mais ils ont œuvré ensemble sans le savoir. Jonathan Whitehand et Théophile Sorlin sont venus à la rescousse, alors que je me sentais perdu.

Le mot d’« allégorie » m’a longtemps trotté dans la cervelle. J’étais persuadé que Prascovia Émélianovna m’avait équipé de toutes les vérités nécessaires à la conduite de l’existence. Il faut croire que je me faisais des illusions. Elle savait commenter un poème de Gorki, mais elle n’était pas allée plus loin. Elle connaissait, et faisait réciter,  une définition, qui met en jeu du concret et de l’abstrait, du visible et de l’invisible.

Théophile Sorlin me dit :

« Un oiseau visible représente l’idée de militant révolutionnaire. Une dame visible, tenant une torche visible, représente l’idée de liberté. Mais on vous dit aussi que le dieu Apollon est une allégorie du soleil. Le dieu est visible. Le soleil ne l’est pas moins. Il n’est donc pas vrai qu’en toute occasion le concret serve à dire l’abstrait. Il arrive toujours un moment où l’on hésite, et les mots commencent à glisser.

— Y a-t-il des allégories dans Les Voyages de Gulliver ?

— On l’a dit. Une fiction représenterait une réalité historique : les luttes politiques dans l'Angleterre de la reine Anne. L’allégorie consisterait à dire sans dire. Les polémistes de tout poil y ont eu souvent recours. Mais ils ne se sont pas toujous contentés d’utiliser des fictions. La Bible leur a fourni des récits incontestés.

— Est-il alors licite de parler d’allégorie ? L’étymologie vacille si « l’autre discours », le discours caché, ne frappe pas de nullité celui qui se montre.

— Avant de définir ce qui est licite et ce qui ne l’est pas, il faut décrire ce qui est, distinguer les différents aspects du phénomène. On trouvera toujours des mots pour les nommer. Au besoin, on les inventera. Et ils se mettront à glisser. »

Il me semble que Prascovia Émélianovna n’aurait jamais admis que les mots puissent glisser.

Jonathan Whitehand l’admettait, pour sa part, fort bien.

« J’ai joué des rôles allégoriques. Dans l’opéra baroque, ils fourmillent. J’ai été le Destin, le Hasard et la Providence ; j’ai été la Poésie, le Drame et la Musique. Bien entendu, vous ne vous étonnez pas de me voir jouer des rôles féminins. Ma voix de hautecontre ne m’impose pas beaucoup de limites. Seuls me sont interdits quelques personnages comme le Temps ou le Chaos, réservés aux basses profondes.

— Et le Destin ?

— Francesco Cavalli le voit en soprano. Une idée à lui. C’est amusant à jouer.

— Vous arriver à vous identifier au Destin tout en chantant des contre ut ?

— Il n’est évidemment pas question de cette identification dont on parle tant et qui est si émouvante, quand on y parvient.

— Est-ce si difficile?

— L’identification? Il n’existe pas de technique pour y arriver. Cela vous tombe dessus sans qu’on sache comment. Ou plutôt on s’en rend compte après coup. « Tiens! j’avais oublié qui je suis! j’étais devenu Orphée et je tremblais en suppliant les dieux. »

— Mais si on joue une allégorie...

— On ne peut entrer qu’à moitié dans la peau de ces êtres bizarres. Donc on tient à la fois deux discours. Quand je suis en Providence, j’éprouve à la fois un sentiment de bienveillance pour ces malheureux humains dont je guide les pas et une certaine gêne à penser que je n’ai rien de vivant, que je suis, comme ils disent, une « froide » allégorie. » Cette sensation d’être double, on l’éprouve souvent sur scène, mais peut-être jamais autant que lorsqu’on prétend incarner une idée. 

— Et quand on joue simplement un prince ou un croquant ?

— En fait un comédien est toujours à la fois lui-même et autre chose. Il est là et il signifie. Il est toujours, pour ainsi dire, en état d’« allégorie ». Est-ce licite ?

Nous échangions ces propos, Jonathan et moi, pendant les répétitions du Jugement de Pâris. Il jouait le rôle-titre, un rôle bien humain. Mais, au début de la pièce, on découvre la Discorde, qui est une allégorie furieuse, une allégorie déchaînée, une allégorie bouillante. Décidément, les mots glissent. C’est ce qui fait leur charme.

 

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PROLOGUE

RÉCIT DOUBLE

WYSTAN JONATHAN WHITEHAND