SAINT GERMAIN DES FOSSÉS

 

Encore une histoire de Théophile Saran.

« Il y avait un labyrinthe au fond du jardin. La porte restait constamment entrebâillée, au milieu d’un triste mur gris, que couronnait un lierre sale. Interdiction absolue de pénétrer. « Tu ne pourrais plus sortir. »
J’avais dix ans.
« D’ailleurs, l’oncle Henri se fâcherait. »
Il y avait un labyrinthe, au fond du jardin, dans la propriété de l’oncle Henri.
J’aurais le plus grand mal à expliquer ce que ce monsieur était pour moi. Il faudrait tracer un arbre généalogique, et je pense que je m’y perdrais. Qui était Doris, qu’on appelait aussi parfois, m’a-t-il semblé, Thérèse ? Probablement la fille d’un certain Philibert et d’une Anglaise dont le nom m’échappe (Philis ?). Y avait-il eu mariage dans les formes ? Mes parents donnaient l’impression d’en douter, mais ils observaient sur ce chapitre, comme sur beaucoup d’autres, une grande discrétion. Ils tenaient Philibert pour un personnage fantasque, volubile et décevant. C’était, paraît-il, un cousin de ma mère, mais beaucoup plus âgé qu’elle. Peut-être un oncle à la mode de Bretagne. Quant à Doris, elle vivait avec Henri ; ils avaient bien trente ans de différence. Pourquoi l’appelait-on Thérèse ? Doris était-il un nom de scène, un nom de guerre, un pseudonyme reluisant ? Ou bien fallait-il penser qu’en fait Thérèse et Doris étaient deux femmes différentes ?
Je n’y comprends pas grand chose ; mes souvenirs se brouillent. Le mot « oncle » ne veut plus rien dire, ou presque. Le mot « cousin » non plus. Je me déplace le long d’une branche et je rencontre un embranchement. Philibert est-il le fils d’Yvon ou celui de Robert ? Philibert a-t-il épousé Doris ou Thérèse ? Il faudrait choisir, suivre une voie sûre, éviter de tourner en rond. Il faudrait sortir de ce labyrinthe qu’inventent mes doutes là où règne un arbre généalogique impeccable.
Dans le labyrinthe de l’oncle Henri (écrivait-on Henri ou Henry ?) lui seul avait le droit d’entrer. Il y passait deux heures après le déjeuner. Je crois qu’il y lisait, qu’il y écrivait ;  des lettres ? des rapports ? ses mémoires ? Une chose est certaine : nous ne l’intéressions guère ; il nous parlait à peine et semblait même ne pas nous voir.
Thérèse (ou Doris) tenait à nous inviter dans la propriété de son mari (l’était-il ?), près de Saint-Germain-des-Fossés. Nous prenions le train ; on venait nous chercher en voiture à cheval. Nous restions quatorze jours, pas un de plus. On doit savoir ne pas s’imposer. Nous apportions des cadeaux. Le premier séjour date de 1931 ; le second séjour eut lieu l’année suivante ; ce fut aussi le dernier. Nous partîmes avant le terme fixé.
Pourquoi Thérèse voulait-elle nous faire des amabilités ? Avait-elle besoin de montrer à son Anglais de mari qu’elle n’était pas, elle non plus, dépourvue de famille ? Elle nous recevait avec de sensibles égards. Puis mes parents se sont brouillés avec elle, je ne sais pas pourquoi.
Le labyrinthe était au fond du jardin, adossé au mur de clôture. De la maison, on voyait l’unique battant de la porte, porte métallique dont la peinture s’écaillait. Elle narguait quiconque arpentait la terrasse, quiconque ouvrait les volets de sa chambre, au premier étage. Même du grenier, il était impossible d’apercevoir, à l’intérieur, les allées enchevêtrées. On ne pouvait voir que le mur.
L’oncle Henri ouvrait la porte, la repoussait négligemment. Il portait un panama, et un lorgnon enrubanné. Il ne se perdrait pas, lui.
Saint-Germain-des-Fossés n’est pas loin de Saint-Amand-Montrond, qui se trouve au centre de la France. Mon père précisait : « au barycentre ». Dans ce mot magique, j’entendais le cri des éléphants.
Je cherchais à me représenter les  entrailles du labyrinthe. Il s’élevait sur le sommet d’une petite colline. Le chemin qui y menait montait quelque temps en pente raide. Par l’ouverture de la porte il était impossible de distinguer quoi que ce soit : le chemin tournait tout de suite. Il ne servait à rien de s’approcher. D’ailleurs c’était interdit.
« Qu’est-ce que tu fais là ? »
Pourquoi ne fermait-on jamais la porte ? Mystère.
Mystère. C’était un des mots dont les prêtres faisaient usage. Mystère de l’Incarnation, de la Rédemption, de la Trinité. J’ai connu le sens théologique avant de savoir qu’il existait des romans policiers. Riez si vous voulez.
Nous vivions sous la domination du catéchisme. Le catéchisme posait les questions. C’était lui qui posait les questions. Après quoi, il donnait les réponses, que nous devions savoir par cœur.
Il n’était pas question que nous posions nous-mêmes les questions.

Je m’ennuyais un peu, dans cette grande propriété silencieuse, à proximité d’un lieu interdit. J’avais bientôt fini de lire et de relire tous les livres emportés. La bibliothèque de l’oncle Henri se composait uniquement de livres en anglais.
Évidemment, je rêvais du labyrinthe.
Je continuai à en rêver quand nous fûmes rentrés dans notre ville, quand reprit l’année scolaire. Je voulais passer la porte, parcourir les allées, ressortir indemne, donc vainqueur.
Mes cousines se moquaient de moi.
« Ce n’est rien. Un jardin, comme les autres, avec des rosiers et une tonnelle. Le vieux monsieur s’y enferme pour avoir la paix. »
Pouvais-je réellement m’y perdre ?
« Évidemment, si tu ne connais pas le secret. Le vieux monsieur, lui, a tracé des signes, des signes qui sont invisibles pour toi ou pour moi. Lui, il s’oriente. Et il va se faire du café sous la tonnelle, ou dans le faux temple antique où il garde sa collection de gravures obscènes. »

C’est Jérôme K. Jérôme qui m’a sauvé.
Il avait pourtant pour mission de me désespérer, de me faire renoncer. Trois hommes dans un bateau figurait dans ma petite bibliothèque. C’était un cadeau de me ma tante Solange. Je n’en avais lu que des fragments, pris au hasard. J’entrepris une lecture systématique, et je tombai assez tôt sur le passage important. Harris, qui n’est pas bien malin, se vante de posséder un truc infaillible pour se tirer de toute espèce de labyrinthe, et particulièrement de celui de Hampton Court, qui est la perfection du genre. Naturellement, après avoir bien péroré, après avoir entraîné derrière lui une foule de promeneurs inquiets, il ne retrouve plus son chemin, se met à tourner en rond en compagnie de tous ceux qu’il a séduits, et continuerait encore aujourd’hui à errer entre les haies, si l’administration n’avait prévu d’envoyer régulièrement un guide en uniforme  au secours des fanfarons de son espèce. Le principe de Harris stipule que l’on peut sortir d’un labyrinthe si on tient toujours sa droite. L’expérience, au moins dans le roman, établit la vanité de ce principe.
« Il est défendu d’entrer. Tu te perdrais. Tu te perdrais sûrement. Tu ne pourrais pas ne pas te perdre. »
J’avais entendu ces paroles sages tous les jours de la semaine, pendant le premier séjour que nous avions fait chez l’oncle Henri.
Par une maussade journée de décembre, un gros monsieur à moustache, parfois enjoué, vint dîner à la maison. C’était, je pense, un collègue de mon père. Il débitait des anecdotes. Il raconta en souriant comment il s’était perdu, à Hampton Court, justement. Il avait été sauvé par le préposé en uniforme.
Pourquoi ai-je résisté ? Je passais des heures à dessiner des labyrinthes, les uns très simples, tristement schématiques, les autres affreusement compliqués. J’employais des crayons de couleur, je traçais des itinéraires, j’essayais des calculs.
J’ai longuement soumis à la critique le principe de Jérôme K. Jérôme, qui est plutôt celui de Harris : tourner toujours à droite revient à ne jamais cesser de toucher le mur de droite, donc à parcourir, s’il le faut, tous les culs-de-sac, en gardant toujours la main sur les pierres. Ce que l’on touche est en continuité parfaite avec le mur extérieur. Donc, s’il existe une sortie qui soit différente de l’entrée, on y parvient. Dans le cas contraire, on revient à l’entrée.
Dès que l’on traverse l’allée, que l’on touche le mur de gauche, on court le risque d’avoir affaire à un mur qui appartient à un îlot. On peut alors tourner en rond. On ne s’en aperçoit pas tout de suite, si le mur en question est d’un dessin suffisamment compliqué, s’il offre de nombreuses ramifications, avec abondance de culs-de-sac.
Vous l’avez remarqué, le principe a deux applications : rien n’empêche, en entrant dans le labyrinthe de tourner d’abord à gauche. À ce moment-là, il faut garder toujours la main sur le mur de gauche. Le résultat sera le même : on sortira du labyrinthe.
J’ai mis longtemps à me rendre compte que  le principe souffrait d’une limitation : il ne  vaut que pour quelqu’un qui l’applique dès son entrée dans le labyrinthe. Celui qui est déjà engagé et qui se sent perdu ne peut rien en faire. L’erreur d’Harris était probablement là. Il faut définir ses limites d’application. Cela signifie que l’autre principe : « un labyrinthe est fait pour qu’on s’y perde, donc on  s’y perd » peut n’être pas, lui non plus, d’une justesse absolue. J’étais encore trop jeune pour saisir la nuance entre les deux énoncés, qui n’ont pas la même valeur. Il me suffisait de savoir que je n’avais pas eu tout à fait tort de m’obstiner.

Nous sommes retournés à Saint-Germain-des-Fossés, en juillet 1932. Nous avons apporté des cadeaux. Nous avons retrouvé l’oncle Henri, avec son panama et son lorgnon. Le 22 juillet, je me suis réveillé au petit jour. J’ai réussi, sans faire de bruit, à descendre l’escalier, à ouvrir des portes et même à les refermer, à traverser le jardin. J’avais, la veille au soir, préparé le chemin, en répartissant des bouts de planche pour éviter de faire crisser le gravier.
Le 22 juillet 1932, à quatre heures du matin, je suis entré dans le labyrinthe de l’oncle Henri. J’ai marché en tenant toujours la main droite contre le mur de droite. Je n’ai aperçu ni tonnelle, ni faux temple antique. Je n’ai vu que des murs aveugles : celui sur lequel je laissais traîner ma main droite, et, en face, celui dont je devais me méfier. J’ai rencontré des carrefours, des culs-de-sac. Je suis resté fidèles au principe ; ne jamais lâcher le mur de droite. Au bout d’un grand nombre de minutes, tremblant, je suis sorti du Labyrinthe. Je n’avais tué aucun Minotaure. C’est pourtant en triomphateur que je suis allé me recoucher. Mais j’avais le triomphe discret : j’ai réussi à ne faire aucun bruit.
On m’avait dit : « Tu ne peux pas ne pas te perdre ». On avait eu tort. Je pouvais, certes, me perdre. Mais je pouvais, aussi, ne pas me perdre.

 

 

Voir THÉOPHILE SARAN

Pour la théorie, voir LABYRINTHE

Sur la pratique de la déduction, voir DÉDUCTION.