THÉOPHILE SARAN

(Notice)

J’ai rencontré Théophile Saran dans une maison de convalescence, quelque part du côté de Luxeuil. Nous attendions l’un et l’autre que s’efface la trace de nos maux.
« Ils m’ont guéri, disait-il, ils me promettent encore de belles années. Ces jeunes gens ne doutent de rien. Moi, je ne me sens plus très solide. La nuit vient. »
C’était par une belle soirée d’été, chaude encore, et sereine. Il lisait, dans le parc, tout près du saule pleureur. Il avait sur les genoux un livre grec ; j’ai reconnu, en passant, les caractères.
Nos regards se sont croisés. Un dialogue a commencé, qui devait durer six semaines.
« Un poète ?
— Hésiode.
— Vous vous intéressez aux théogonies ?
— C’est mon métier.
— Professeur ?
— Prêtre. Professeur-prêtre. Prêtre-professeur, comme vous voulez.
— Vous méditez l’œuvre d’un païen ?
— Je ne suis pas inquisiteur. »

C’est là ce qui nous a rapprochés. On méprise les religions mortes. On se méfie de celui qui cherche à en saisir l’âme. On lui dit : « Vous allez vous convertir à Jupiter ? Peut-être plutôt à Vénus ? » Sottise pure. Jupiter n’existe pas. Et, chez les anciens, la notion de conversion n’a aucun sens, si « conversion » doit signifier changer de religion, comme on change de voiture ou de maison.
Théophile Saran n’avait aucunement l’intention de se convertir à Jupiter. Moi non plus. Mais il lisait la Théogonie ; il en savait par cœur des pages entières. Moi aussi. Ce qui, chez moi, relevait surtout de la curiosité ressemblait plutôt chez lui à un élan de sympathie.
« Le vieux poète parle solennellement du chaos. Il en fait un personnage, une espèce de brute. À côté de lui, le tohu-bohu de la Bible a l’air aimable. »
Théogonie. Naissance des dieux. Ils apparaissent les uns après les autres, féroces d’abord, puis plus polis.
« Mais non, je ne crois pas un mot de cette histoire. Mais j’aimerais comprendre, comprendre d’une compréhension vivante, comment mes frères humains ont pu, autrefois, se reposer en elle. »
Puis, après un silence : « Heureusement, ils ne sont plus. On ne me contraindra pas à polémiquer contre eux pour qu’ils confessent la vérité. »
Il me raconta l’anecdote de l’obole.
« Un chantier, à Alexandrie. On creuse, et profond. Les machines mettent au jour un cimetière antique. Début de notre ère. Les archéologues sont invités à faire vite, avant que tout soit noyé dans le béton. Ils ont fait vite. Mais, tout de même, ils ont pris le temps de tourner un film. On voit un gamin des rues, qui a déjà tout exploré, tirer par sa jupe une dame de science. Il se faufile, lui montre les passages, l’amène dans une chambre funéraire. Dans une niche, à la hauteur des genoux, des ossements. La dame s’approche, contemple un crâne…
J’ai été dupé, comme tous les spectateurs. Avant de déplacer un crâne, tout archéologue responsable le photographie sous tous les angles, prend des mesures, fait des croquis.
Dans le film, la dame négligeait son devoir. Elle prenait le crâne entre ses mains. La mâchoire inférieure s’ouvrait, laissait tomber dans la poussière un tout petit objet métallique.
J’ai pleuré, soudain. Je ne pouvais pas ne pas pleurer. J’avais tout compris, tout de suite, de moi-même, sans prendre le temps de convoquer des souvenirs scolaires. J’avais vu l’obole, celle qu’on met dans la bouche des morts pour que Charon les accepte dans sa barque, pour qu’ils puissent passer le fleuve, pour qu’ils connaissent le repos dans le monde sous la terre. J’ai vu — je l’inventais — la main sèche de la vieille mère qui posait la petite monnaie sur la langue de sa fille. J’étais sûr — sans aucune raison — qu’il s’agissait d’une jeune femme, qu’elle était morte en accouchant. Je tiens Charon, Cerbère, Pluton pour des inventions de poètes. Ils n’existent pas plus que la Belle au Bois dormant. Mais ce jour-là, j’ai pleuré. J’ai encore quand j’y pense des larmes dans les yeux.
Qu’en était-il de la vieille femme, qui avait, elle, des raisons de pleurer ? Croyait-elle aux vieilles légendes ? Je ne sais. Tout ce que je peux dire, c’est que, pour elle, le don de l’obole allait de soi. Et pour moi aussi.
Ce n’est pourtant pas ce que j’ai appris, ni dans ma famille, ni au séminaire. »
Je le sentais ému, parce que je l’étais moi-même.


« L’avez-vous jamais racontée, cette histoire, à d’autres qu’à des mécréants ?
— Une fois, en chaire, dans un sermon. Depuis, je ne prêche plus guère. »

 

Il m’a raconté plus tard qu’il vivait et travaillait dans un collège, évidemment privé, où l’on ne manquait pas d’ambition. Les jeunes gens de la ville, ceux au moins qui se sentaient un grand avenir, préféraient ce lieu à tout autre : bien préparés, ils réussiraient les concours les plus difficiles.
« Ils prétendent que je suis un pédagogue efficace, un pédagogue à fort rendement, un pédagogue « hors pair ». Pour eux, pour les anciens, pour les parents, pour le directeur, pour la ville entière, c’est un article de foi, dont l’expression les flatte. Je n’essaie pas de disputer ; je fais mon métier. Pour mon bonheur, je continue à enseigner le grec, avec ferveur et prudence.
— Vous faites lire Euclide ?
— Et Homère. Et l’Évangile. On se méfie de moi. On oublierait presque que je suis prêtre. Mais on m’a laissé dire la messe. J’en avais grand besoin. »

 

Note du traducteur.

Il semble qu’il n’y ait pas la moindre relation entre Théophile Saran, prêtre, et Lucile Saran, musicologue. Le patronyme n’est pourtant guère répandu.

 

Sur Théophile Saran, voir

MARIE-MADELEINE

DÉDUCTION

SAINT-GERMAIN-DES-FOSSÉS

Béloroukov a rencontré un autre personnage qui lit Hésiode sans méfiance.

Voir CHRISTOPHE LANGLOIS

Voir POLYTHÉISME

 

Théophile Saran a des opinions inquiétantes sur différents sujets.

Voir MULTIPLICATION DES TRINITÉS

 

Voir COLLECTION DE TCHOUDAKS