BÛCHERON

 

 

J’ai rencontré Gildas Deslandes lors de la représentation du Paride. Il était venu recruté, comme beaucoup d’autres, par Jonathan, qui connaissait tous ceux qui se vouent à la musique baroque.

« C’est un excellent musicien, bien qu'il n'ait pas suivi d’études régulières. Il a été bûcheron; il a travaillé dans la banque, à l’échelon le plus modeste. Au Québec, où il a passé quelque temps, il a fait un peu tous les métiers. Je ne suis pas sûr qu’il ait jamais fréquenté le moindre conservatoire. »(1)

Cette concession me répugne un peu : « excellent musicien, bien qu'il n’ait pas suivi d’études régulières ». Il me semble entendre : « parce qu’il n’est pas sorti d’un conservatoire, il n’a pas le droit d’être un vrai musicien. » J’exagère, évidemment.

Gildas Deslandes est, de fait, un musicien fabuleux. Profane que je suis, je ne peux pas juger de sa technique. Mais je sais que ses doigts de bûcheron font naître, sur les cordes de son instrument, des sons d’une incroyable subtilité, des sons qui vont jusqu’à l’âme.

Il m’a dit quelque chose de sa première rencontre avec la musique.

(2)

 

 

(1) NOTE DU TRADUCTEUR.

Jonathan est mal informé. Il se trouve que, sans jamais rencontrer Gildas, sinon très tard, j’ai beaucoup entendu parler de lui et par Joël Cauchard et par Anne Gavrel. Deux sources indépendantes, et sûres. Je m’en voudrais de laisser passer sans réagir des approximations qui confinent à l’erreur. Je ne crois pas, par exemple, que Gildas Deslandes ait jamais été bûcheron. Une métaphore, une simple manière de parler a cheminé dans des conversations, s’est transformée peu à peu en vérité incontestée. Je crois pouvoir dire que j’ai assisté à son apparition.

J’enseignais à l’université de F***. J’y avais retrouvé Anne Gavrel (nous avions autrefois fréquenté le même lycée). Je n’avais jamais vu Gildas. Mais je savais ce qu’il représentait pour elle : un étudiant comme on en voit peu, une manière de disciple, presque un fils.

Gildas n’habitait pas la ville, mais un gros bourg, à quelque distance. Il travaillait dans une banque. Aussi faisait-il ses études par ce qu’on nommait alors « télé-enseignement ». Il écoutait des cours à la radio. Il recevait par la poste des sujets de devoirs à faire. Il les traitait, envoyait son travail. Il ne venait à la fac que pour les examens. C’est pourquoi je n’avais jamais eu affaire à lui.
Anne Gavrel l’avait vu à un oral. Elle en était restée étonnée, et même émue.

Il avait un peu l’air d’un bûcheron. Mince, sans doute. Mais visiblement fort.
Elle avait vu ses poignets, pendant qu’elle l’interrogeait.
Il avait les mains posées sur la table, à plat. Les manches de sa chemises à carreaux (des lignes rouges sur fond blanc) laissaient voir ses poignets, des poignets noueux, comme on dit, des poignets habitués à la hache, à la scie, à la cognée, à la tronçonneuse.
Et ces mains tremblaient.
Il parlait d’une voix sourde, posée. Il avait beaucoup travaillé, répondait à toutes les questions. Il aurait pu être sûr de lui.
Mais ses mains tremblaient.
Ce n’était pas une mise en scène, comme en font certains jeunes gens, ou certaines jeunes filles, dans l’espoir d’apitoyer.
Il avait l’air d’un homme fait, non d’un enfant.
Mais ses mains tremblaient.

 

C’était au début des années soixante dix. Mai 68 n’était pas loin.
Anne Gavrel n’avait pas vraiment été enthousiasmée par le mouvement. Elle avait tendance à traiter ses étudiants comme ses propres enfants ; leur révolte l’avait apitoyée plus qu’indignée. Comme elle ne pontifiait pas trop, comme elle n’était ni vraiment cassante, ni fielleusement ironique, personne ne lui en avait voulu . Les injures étaient demeurées exceptionnelles.
Elle continuait à parler du Moyen Age. Elle avait un talent certain pour raconter ce qui se passait dans des livres que ses étudiants, pour la plupart, ne liraient jamais, le Lancelot en prose, la Queste du Graal, Floire et Blanchefleur, Flamenca... Doucement elle glissait à la grand-mère qui fait des contes. Son aîné, pourtant, n’avait que quinze ans.

 

Mais cet homme dont les mains tremblaient n’était pas un enfant. Il travaillait pour gagner sa vie (où ? comment ? elle ne le savait pas encore). Et elle se sentait gênée de lui inspirer de la crainte.
Elle exagéra ses compliments. À part soi, pourtant, elle regrettait que ce puits de science fût si peu souple, si raide et si timide quand il s’agissait de réfléchir. Exagérant dans l’autre sens, elle se disait qu’il avait tout appris par cœur, qu’il était incollable sur les faits et sur les dates, mais que les nuances lui échappaient, qu’il n’en soupçonnait pas l’existence. Elle s’en voulait de le penser ; elle voyait bien qu’il n’était pas de ceux qui la culture a privilégiés. On parlait alors beaucoup des « héritiers ». Gildas n’en faisait pas partie.

Elle m’a raconté cette gêne, ce trouble. Je n’avais pas vu Gildas. Je ne le verrais peut-être jamais. Et je ne savais pas alors que je l’en entendrais nommer dans d’autres circonstances.

 

A l’automne, elle reçut une lettre, une lettre de lui. Il lui demandait de bien vouloir diriger son mémoire de maîtrise, comme on disait alors. La phrase était contrainte ; l’écriture impeccable, sans originalité.
Elle lui proposa un sujet lui aussi sans originalité. C’était, s’il m’en souvient bien : les ecclésiastiques dans le Roman de Renart. De quoi s’aller pendre sur-le-champ. Je suis sûr qu’elle le savait, qu’elle l’avait fait exprès. Il ne regimba pas. Il remercia.
Et il se mit au travail. Tous les mois, il venait rendre compte de ses progrès. Elle était ahurie par son efficacité ; il s’était débrouillé pour lire des livres introuvables ; il constituait des dossiers d’une richesse fabuleuse. Il y avait là de quoi faire trois thèses. Et ce n’était qu’un débutant.
Elle le traitait sèchement, ne lui laissait rien passer. On la savait aimable, indulgente, toujours prête à conseiller, incapable de critiquer sans offrir une suggestion pour arranger les choses. Avec lui, elle n’était plus elle-même. On aurait dit qu’elle lui en voulait. Mais de quoi ? Elle se montrait impitoyable.
Il acceptait tout. Il poursuivait.

 

En janvier, il dut remettre un plan. Ce plan fut refait six fois. Puis il fut autorisé à commencer la rédaction. Chaque phrase était passée au crible. Il avait des expressions maladroites, qu’on lui reprochait sévèrement.
C’est Monsieur Lamarre qui me tenait informé de toutes ces tortures. Monsieur Lamarre était l’assistant d’Anne Gavrel, comme on disait encore en ces temps de mandarinat honteux. Il avait l’air d’un hamster ; quand nous déjeunions ensemble, ce qui arrivait assez souvent, je me demandais si, dans ses bonnes joues, il faisait des réserves de nourriture.

Dans les universités de province, où la recherche est parfois modeste, on peut s’offrir le luxe de constituer des jurys même pour les mémoires de maîtrise, œuvres de débutants. Monsieur Lamarre siégea. Il était ahuri par la science du candidat
« Songez, Monsieur, qu’il a lu tout Blochsenglütz, et qu’il le possède à fond. »
Lorsqu’il fallut prononcer un verdict , il sortit de sa réserve habituelle, il triompha de sa timidité. Respectueusement , il osa combattre l’opinion de Madame le Professeur, comme on disait en ce temps-là. La mention Très Bien lui semblait s’imposer. « Vous croyez ? » dit-elle d’un ton rêveur. Elle se laissa convaincre, un peu comme si elle cédait à un caprice.

C’est alors qu’intervint l’événement inattendu : Gildas, Gildas Deslandes, employé de banque, licencié ès lettres grâce au télé-enseignement, titulaire d’une maîtrise (avec mention, certes, mais mention trop bienveillante sans doute), demanda un rendez-vous, l’obtint, s’y rendit, parla de faire une thèse, et émit la prétention de travailler sur la Queste du Graal.
Elle était suffoquée. Elle cherchait des objections, n’en trouvait pas. C’est lui qui avait des raisons, et fortes. Il les dit.

Sept ans plus tôt, juste après son service militaire, ayant assuré sa subsistance en trouvant un emploi dans une banque, il était allé à la Bibliothèque Nationale. C’était pour réaliser un très vieux rêve. Il avait fait le voyage de Paris, s’était perdu dans le Marais, avait enfin trouvé la rue de Richelieu. Il était entré dans la cour, s’était égaré une fois de plus. Quelqu’un l’avait mis dans le droit chemin. Une dame, derrière un comptoir, semblait l’attendre. Il dit qu’il voulait voir le manuscrit « BN. fr. 118 ». Il était sûr de cette formule magique, qu’il ne comprenait pas tout entière. Il l’avait apprise par cœur, n’avait cessé de se la répéter tout au long de son voyage.

On lui rit au nez.

Un rire sec, cassant. Méprisant.

Un de ces rires froids, qui vous annihilent.

Il s’obstina poliment. Que lui fallait-il faire ?

On l’envoya promener. Le tout venant n’avait pas accès aux trésors. On finit par lui tourner le dos.

Je suis désolé de penser qu’un pareil incident ait été possible.

C’est finalement un lecteur, un jeune homme pourtant timide, qui lui expliqua ce qu’il en était, ce que c’est qu’une thèse, ce qu’il faut faire avant de commencer, combien d’examens il faut passer, qu’on peut s’instruire par correspondance.
Comment Gildas aurait-il deviné tout cela ? Il avait un peu lu, et savait un peu de musique. Il avait passé un brevet. Ce n’était pas un bon élève. Il était plus que médiocre en narration. La géométrie le perturbait. A la banque, on lui avait fait suivre des stages. Il ne se débrouillait pas trop mal. On lui avait dit qu’il apprenait bien, qu’il irait assez loin.
Puisqu’il apprenait bien, il ingurgiterait tout ce qu’il fallait savoir pour avoir le droit de voir le manuscrit BN.fr.118.
Je parierais n’importe quoi qu’il ignorait alors jusqu’à l’existence du verbe « ingurgiter ». Je l’ai dit : ce n’était pas un héritier.

 

(2) Voir HARPE

À propos d’Anne Gavrel, voir la notice qui porte ce nom. On trouvera aussi quelques informations dans CONJECTURE DE RAYMOND VAYSSE.