HARPE.

On pourrait vérifier, en consultant les registres, dans cette toute petite ville à la rivière lente, quand est né Gildas Deslandes, quand sont morts son père, sa mère. Il ne les a pas connus, ne peut pas se les rappeler. De sa grand-mère maternelle, il n’a gardé qu’une très vague image.
A huit ans, il était seul avec son grand-père, vieil homme taciturne, autrefois charron et même forgeron, devenu depuis menuisier, et un peu mécanicien.
La ville est loin de tout, il y coule une rivière indolente.

Quatre mille habitants, sans compter les morts. C’est encore presque un bourg.
Les parents de Gildas ne sont pas dans la même tombe : ils n’étaient pas mariés. Détail intolérable, en ce temps-là, temps barbare, gris, étriqué, féroce.
Le père est mort en Allemagne ; l’armée a rapatrié le cercueil, plombé, sans explications nettes. La mère est morte en accouchant.
La grand-mère s’est chargée de l’enfant ; mais elle est morte à son tour.
Gildas en parlait, parfois. Il disait à Joël Cauchard : « j’ai rêvé mon enfance ». À d’autres, on raconte, on montre des photos. Lui ne savait rien, sinon les cris des gamins, à l’école. « T’as pas d’père ».
Il s’était battu.
Il avait appris de son grand-père à éviter la rue Sainte-Ursule, la boutique du grainetier, l’autre grand-père. On l’y haïssait. Comme si, enfant, il avait réellement tué son père.
L’armée avait parlé de méningite foudroyante. Dans la ville, on n’y croyait pas. On supposait plutôt un grave accident au champ de tir, un fusil qui explose, un obus qui dévie, une rafale qui se déclenche soudain. Le grainetier savait mieux, et la grainetière : leur fils était mort du péché. Leur magasin s’ouvrait à cinq cents pas de l’atelier où le menuisier exerçait son art. On faisait des détours de part et d’autre pour ne pas avoir à passer devant la devanture de l’ennemi. Gildas ne savait rien de tout cela, ou faisait semblant de n’en rien savoir. Il n’en parlait jamais.
La maison était silencieuse. Seul un poste de radio y déversait quelques paroles, qui fuyaient, inécoutées. Le grand-père vivait en solitaire. Il avait fait la guerre de 14, avait vécu près de quatre ans dans les tranchées. Il en était sorti indemne : ni blessure, ni maladie. Seulement un peu de tristesse.
Un mégot éteint lui clouait le bec.
Derrière l’atelier, il y avait un grand jardin. Un potager sérieux, avec des choux et des pommes de terre.  La haie, bien taillée, avait pourtant des trous. On pouvait se glisser dans le jardin voisin. Abandonné depuis longtemps. Plein d’orties et de liserons. Des roses trémières y subsistaient, on ne sait comment, avec des giroflées et des pois de senteur.  Au fond du jardin, la maison tenait ses volets fermés. Gildas jouait à l’explorateur, avec un gros bâton, pour effrayer les serpents.
Un jour on vit des ouvriers : les uns réparaient le toit fatigué, les autres repeignaient les boiseries ; quelqu’un nettoya le jardin,  faucha les orties, retourna la terre,  y sema des graines. On répartit du gravier pour établir une grande allée.  Gildas regardait faire ; il restait derrière la haie ; il n’entrerait plus dans le jardin magique. La maison était habitée. Il fallait être discret. Quand l’école était finie, Gildas préférait jouer dans l’atelier, ou dans la cour, devant chez lui. Il regardait passer les voitures dans la rue. Il en passait parfois quatre en dix minutes. Il notait les numéros, sur les plaques d’immatriculation. 
Un jour, l’été, l’école venait de finir, — il entendit dans le jardin magique ce que jamais il n’avait entendu, ni à l’église, ni à la radio. Des gouttes d’eau qui chantaient. Il distinguait la mélodie. C’était comme un cantique, mais si doux… Il lui semblait l’avoir toujours connu, mais toujours autre, toujours plus rude, défiguré par des voix grossières. Il s’approcha de la haie, il se coula dans un trou. Une dame aux cheveux blancs, assise, tenait dans ses bras un grand cadre tout doré, une manière de triangle, dont la pointe la plus aiguë reposait par terre. Un rayon de soleil tomba sur ses mains qui semblaient voler, comme pour appeler des oiseaux. Il y avait des éclairs blancs ; la lumière s’accrochait à des fils, parallèles comme la pluie qui tombe.
Il resta là, les yeux grands ouverts, jusqu’au moment où la dame rentra chez elle en emportant la harpe.  Il rêva tout le soir. Puis il se glissa dans l’atelier.  Ce qu’il construisit ne ressemblait en rien à une harpe. Il l’avait compris d’abord : jamais il n’aurait à lui cette couleur d’or qui faisait la magie. Il lui fallait des fils  et qu’ils soient bien droits. Il lui fallait le cadre. Il prit une boîte de bois. Le temps lui manquait pour construire un triangle. Il avait si grand hâte.  Le grand-père s’en mêla. Pas plus que l’enfant il ne comprenait  ce qu’est une caisse de résonance.  Mais il sut utiliser des vis pour que soit contrôlée la tension des cordes. Gildas passa de longues heures à découvrir diverses consonances. Il jouait dans le grenier,  dans la salle où il avait son divan, dans le jardin, parfois, près de la haie.
La dame aux cheveux blancs, le rencontrant un jour au marché, devant l’église :
« Qui t’a donné cette musique dont tu joues ? »
Il balbutiait.
« Je te montrerai la harpe si tu veux. Je te dirai comment faire pour qu’elle chante. Tu peux venir par la haie. »
Il balbutiait toujours.
Elle vint rendre visite au grand-père. Il tournait son béret dans ses mains. Il avait oublié de jeter son mégot. Il était gêné.
Gildas apprit de la musique. Il apportait son instrument. Il n’osait pas toucher à la harpe. Quand il s’y décida, il trouva les cordes trop dures. La dame lui montra ses doigts, les cals ; la musique faisait souffrir.
Elle lui fit lire des livres, lui en prêta. Il découvrit les histoires de la Table Ronde.  Un jour, elle ouvrit un grand album. Et il vit.  Autour d’une table sont assis des preux. Certains ont des couronnes. Un des sièges est vide. Sur le dossier on lit des écritures. Il ne pouvait les déchiffrer. La dame aux cheveux blancs le fit pour lui : « Ci est le siege Galaad. » Sous l’image, on lisait : BN. fr.118. Il demanda des explications.  La dame voulait qu’il emporte l’album.  Il refusa. Elle voulait qu’il s’emplisse l’âme de ses couleurs profondes, qu’il regarde dans les yeux ces personnages. Il avait l’air en extase. L’extase peut-elle se prolonger ? Revenir ? Il ne voulait pas. Il n’était pas digne.
« Un jour, dit-elle, je te le donnerai.  Quand tu auras quinze ans. »
Il n’avait pas quinze ans quand elle mourut. La maison fut vidée. Personne ne pouvait songer à l’album. Personne ne pouvait songer à Gildas. Le jardin, de nouveau, fut abandonné.

Gildas ne cessa pas de jouer sur son instrument. Il jouait pour la dame, des mélopées lentes qu’il inventait, qu’il ne savait pas noter.

Après sa dernière année d’école, il chercha du travail, trouva des emplois provisoires. On répugnait à l’engager définitivement, puisqu’il n’avait pas fait son service militaire. Ses patrons l’appréciaient pourtant. On l’aimait bien aussi au club de judo.

La musique était toujours là, comme un jardin secret.

Dès qu’il le put, il devança l'appel.

 

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Voir DÉCEPTION

Voir aussi la note du traducteur dans BÛCHERON

et celle qui accompagne ANNE GAVREL