FILS DE LA DÉBÂCLE

 

Nous venions de faire connaissance, devant la stèle de Toutankhamon. Quelques paroles échangées nous persuadaient que nous avions au moins une passion en commun. Je lui dis :

« Qui êtes-vous ? »

Il me répondit, d’une voix sourde :

« Je suis le fils de la débâcle. »

Et il ajouta :

« C’est pourquoi la malchance me poursuit. » 


Je ne comprenais pas. Il m’avait toujours semblé que la débâcle était un triomphe. J’entendais encore son vacarme sur la rivière de mon enfance.

« Non, dit-il. Celle dont je suis issu est une honte. »

Il nous fallut du temps pour débrouiller le malentendu. J’avais en tête un sens du mot que les Français n’emploient plus guère ; il n’en ont pas souvent l’occasion. Je vois sur le fleuve la glace qui se fissure, avec des craquements terribles. L’eau revit, elle emporte d’énormes blocs. Bientôt la neige aura fondu partout ; on verra des feuilles et des fleurs.


« Qui êtes-vous vous-même ?

— Comme vous l’entendez à mon accent, je suis Russe. Je vis en France depuis plusieurs années, mais j’ai passé là-bas toute ma jeunesse. Et j’ai un souvenir enthousiaste du moment où les fleuves se libèrent.

— Le mot, ici, est dominé par un autre sens. Il prend parfois une majuscule. Le printemps de 1940 a vu la déroute de l’armée française et la panique des civils, leur fuite, les routes trop étroites, les convois bloqués.

— Vous en avez gardé le souvenir ?

— Je n’étais pas né. Mes parents m’en ont parlé, avec horreur. Ils se sont rencontrés dans un champ, égarés l’un et l’autre, désemparés, désespérés. (1) Je suis le fils de la Débâcle. »          

Me revint alors en mémoire un article que j’avais écrit autrefois, puis heureusement oublié. J’avais su que le mot français « débâcle » correspond en russe à deux mots tout à fait différents l’un de l’autre. On n’imagine pas chez nous la moindre possibilité de comparaison entre le départ majestueux des blocs de glace et la destruction, l’écrasement, qui ne laisse que des débris éparpillés. Que dire du français ? Peut-on parler d’un mot unique, qui prend, selon le contexte, des sens très éloignés  ? Ou bien s’agit-il de deux mots qui ont par hasard la même forme, la même forme extérieure, mais s’éloignent l’un de l’autre comme la « vedette » qui fend les flots et celle qui s’exhibe sur la scène d’un music-hall ?

En va-t-il des mots comme des humains ? J’ai rencontré un Jean-Jacques Rousseau, qui était boucher, un Henri Landru, qui dirigeait un pensionnat de jeunes filles, un Lev Tolstoï, condamné pour avoir triché au jeu.

Joël Cauchard me dit :

« J’ignore quel mot on emploie pour qualifier la fuite des dieux. Vous savez qu’il en est question dans la littérature hermétique, mais aussi chez les historiens grecs. Avez-vous jamais rencontré l’expression « débâcle des dieux » ?

— La stèle en parle assez précisément. Mais les traductions n’utilisent pas le mot « débâcle ». Et pour ce qui est des hiéroglyphes, j’avoue n’y rien connaître.

— J’en suis, pour moi, aux premiers balbutiements. Je viens seulement d’acheter un manuel. » 

 

C’était devant la stèle que nous nous étions rencontrés. Ainsi, nous avions décrit une boucle ; nous étions revenus au début la conversation, à ce moment où nous avions découvert que, lui comme moi, nous avions de la tendresse pour Toutankhamon. De la tendresse et de la compassion.

Joël Cauchard compare-t-il sa malchance à celle de l’enfant roi ? L’expression « fils de la débâcle » m’avait frappé. J’ai rencontré plus tard une formule de même musique. On m’a parlé d’un « fils de l’imprimerie ».(2)

 

(1) Comment se sont rencontrés les parents de Joël Cauchard ? Voir APPARITION DU CAPORAL

(2)Voir FILS DE L’IMPRIMERIE

 

Voir

DÉBÂCLE

LA DÉBÂCLE DU TRADUCTEUR 

De quelle stèle s’agit-il? Voir STÈLE

Voir aussi AKHÉNATON

 

Voir COLLECTION DE TCHOUDAKS