MONUMENT

(Extrait de la Vita fantastica)

Les dernières années de Bontempi ont été empoisonnées par son tombeau. Lui-même ne tenait pas à y penser tous les jours. On s’en préoccupait pour lui.
Peu de temps après son retour à Pérouse, il avait reçu la visite d’un certain Lorenzo Angelini qui se disait son cousin, et l’était sans doute, sans qu’on sache exactement à quel degré. Figure bonasse de négociant retiré. Honnête fortune, amassée dans le commerce  des lentilles, puis dans celui des objets de piété. Ces objets allaient de la médaille discrète à la statue monumentale. Lorenzo fréquentait les milieux ecclésiastiques, fournissait plusieurs abbayes, quelques basiliques et nombres de chapelles privées. Il cherchait à se donner une allure d’artiste, pour faire oublier le traîne-misère qu’il n’était plus, le gagne-petit que quelques-uns se rappelaient, et même le marchand qu’il demeurait malgré tout.
Bontempi revenu des brumes germaniques lui parut un envoyé du Ciel. Il le choierait, le ferait valoir, apprendrait à toute l’Italie ce que pouvait signifier cette simple expression : « Le premier opéra jamais joué en Allemagne ». « Mon cousin a fait découvrir aux barbares de ces contrées le charme infini des Muses italiennes. » Le cousin, pince sans rire, lui suggéra de dire, en place d’« italiennes », « ausoniennes », ce qui vous a un tour plus virgilien,  et lui susurra quelques autres conseils tout aussi gracieux et tout aussi perfides. Le gros Lorenzo n’y vit que du feu, prit plus que jamais l’allure d’un poète sous le coup de l’inspiration, et contribua par ce moyen à semer l’hilarité dans nombre de lieux où il fréquentait.
On prétend que c’est de lui que vient l’idée de l’Historia musica, ce monumental et pesant ouvrage technique qui n’a probablement guère été lu, sinon par ceux — et ils sont rares — qui se demandent comment un musicien supposé baroque, mais qui ne se sait pas l’être, peut regretter la manière de ses confrères antiques.
Lorenzo s’est persuadé un instant qu’il pourrait financer de ses deniers la publication du livre ; il rencontra un refus net : Bontempi avait les moyens de s’offrir les services d’un imprimeur. D’aucuns racontent que Lorenzo passa alors des nuits entières à s’arracher les cheveux. Il avait failli, dans son jeune temps, quand il cherchait sa voie, en souhaitant qu’elle fût lucrative, entrer comme apprenti chez Costantini. Il savait un peu lire ; il aurait appris le maniement des bas-de-casse, fait opiniâtrement son chemin, serait devenu imprimeur à son tour. Et c’est son nom, Lorenzo Angelini, qui aurait paru, discrètement, au bas de la page de titre. N’aurait-il pas eu plus d’allure ?


Mais une autre possibilité s’était alors offerte à lui : porter sur ses robustes épaules d’énormes sacs de lentilles, au service de Niccolo Mangiato. Et c’est ce qu’il avait choisi, pour sa honte. Sans doute avait-il une belle maison ; mais il passait toujours pour un rustre.
Il avait obtenu au moins, à force de supplications, que le maestro, pour son livre, adopte le double nom : Angelini-Bontempi. C’est ce nom qui figurerait un jour sur sa tombe. Ainsi les plus perspicaces parmi les Pérugins comprendraient-ils qu’il pouvait exister des liens entre une famille patricienne de respectable antiquité et une autre famille, roturière sans doute, mais qu’il serait erroné de croire vulgaire. Le Sérénissime Cesare Bontempi avait fait au jeune Angelini la grâce de protéger ses premiers pas dans la carrière musicale. Ne finirait-on pas par se demander si de plus étroites alliances ne s’étaient pas produites entre les deux lignées ?
Lorenzo fut soudain illuminé. L’Historia musica était faite et, pour sa part, il se fût trouvé fort en peine d’en écrire la première ligne. Mais un tombeau, avec bas-reliefs et statues, anges éplorés, allégories protectrices et couronnes immortelles, voilà qui faisait son affaire. Il acheta un emplacement propice et en fit solennellement cadeau à son cousin, en choisissant avec finesse la date convenable : le 1er janvier 1700 ; un siècle nouveau s’ouvrait, le premier de ces « siècles futurs » qui allaient rendre « définitivement immortel » le double nom d’Angelini-Bontempi.
Le maestro réussit à ne pas trop faire la grimace ; il songea in petto que « définitivement immortel » n’avait pas grand sens ; à quoi ressemble une immortalité périssable ? Son irritation s’exprima par une autre remarque : les « siècles futurs » ne commenceraient que le 1er janvier 1701 ; il fournit des arguments, qui ne désarçonnèrent pas son bienfaiteur.
Oui, sans doute, il faut le reconnaître de bonne grâce : celui qui fait un beau cadeau est évidemment un bienfaiteur, même s’il n’offre que de quoi pourrir sans discrétion. La discrétion n’était pas le fort de Lorenzo. Sûr d’avoir suscité une indicible reconnaissance, il se mit à dessiner des plans, à faire venir du marbre, à recruter des artistes, à rédiger des inscriptions qu’il faisait traduire en latin par le curé de sa paroisse. Toutes les semaines, il venait voir le maestro pour lui décrire l’avancement des travaux.
On peut concevoir que Bontempi l’écoutait sans réel enthousiasme. Se préparer à la mort est une chose, s’imaginer les ricanements de la postérité en est une autre. Selon lui, le monument ne pouvait que faire s’esclaffer les gens de bon sens.
Il se rencontre, paraît-il, dans une collection privée, à Bari, un curieux document. On voit d’une part une liste de scènes à réaliser, sans doute en bronze, sous forme de bas-reliefs. En marge, quelques esquisses hâtivement crayonnées.
Ce catalogue (1) pourrait servir de base à quelque chose comme un curriculum vitae de Bontempi. Y figurent en effet tous les événements un peu marquants de sa carrière, tout ce qui peut frapper un gobe-mouche dans le genre de Lorenzo. Il va de soi qu’en est exclu tout ce qui relève de l’intime, tout ce qui peut avoir suscité une passion réelle, autre que la passion de vanité.
Mais le document a une étrange particularité : il est double. Plus d’une scène est accompagné de sa parodie.
Soit, par exemple, l’image du Triomphe.

 

(1) Il était d’usage, chez les loustics, de donner à ce catalogue le nom de Catalogo degl’Insensati. Dérision pure. Quand il est revenu s’établir en Italie, Bontempi a été reçu à l’Accademia degl’Insensati, qui avait fait la gloire de Pérouse. Le nom de cette compagnie suggère que ses membres sont des sages qui dominent leurs sens. Le Catalogo met plutôt en scène des gens qui ont perdu leur bon sens. Cette ambiguïté n’est possible ni en français, ni en russe, où « insensé » et « безумный » veulent dire « qui a perdu la tête » et, apparemment, rien d'autre.

 

Voir

HYPERBOLE

SCALPEL

TRIOMPHE

Sur l’Accademia degl’Insensati et le comte Montemellini, son protecteur, ou trouvera quelques détails dans FAUSTA PERANDA