ERDMUTHE

(Extrait de la Vita fantastica)

Le soir de la première représentation, chaque spectateur reçut un livret, qui, conformément à l’habitude, ne comportait que le texte, en italien et en allemand. Mais le Prince avait fait à Bontempi un superbe cadeau : on publierait aussi, dans un volume à part, la musique. Il était rare qu’un compositeur soit honoré de cette manière. Le plus souvent, les partitions restaient manuscrites.


Et lui, il aurait droit à deux éditions : l’une, plus courante, plus mince (1) ; l’autre, plus complète, plus lourde, enrichie d’annexes érudites. Ainsi en avait décidé la princesse Erdmuthe.
C’était pour elle qu’il avait écrit, à lui tout seul, texte et musique, cet opéra. C’est à elle qu’il devait d’avoir réalisé ce rêve : être imprimé.
La princesse épousait son cousin, Christian Ernst de Brandenbourg-Bayreuth. Elle en était ravie. On avait précédemment tenté de lui trouver des époux plus prestigieux. Les négociations n’avaient, Dieu soit loué ! pas abouti.

Erdmuthe Sophie appréciait le maître de chapelle. Elle exigea un beau jour qu’il lui donne des leçons. « J’en ai assez de toutes ces sottes rampantes, qui prétendent que je chante à ravir. Je veux un vrai maître. Je suis de sang royal et j’ai le droit d’être servie par ce qu’il y a de meilleur. » Son père, le prince électeur Jean-George de Saxe, adorait la musique. Il composait lui-même, sans prêter à rire : son métier était solide et ses motets parfaitement audibles. Pour Erdmuthe, il fignolait des airs de haute virtuosité, que la pauvrette ne pouvait qu’estropier. On l’applaudissait néanmoins, car les courtisans connaissent leur devoir, et elle rageait.
Les gifles pleuvaient sur les « sottes rampantes » comme sur tous les précepteurs. La princesse était féroce pour peu qu’on l’ennuyât. Il ne servait à rien de ramper.
Bontempi, dès la première leçon, lui dit sans crainte : « L’air est bien composé, mais il est beaucoup trop difficile pour Votre Altesse. La voix de Votre Altesse a grand besoin d’être exercée. Il faudra commencer par le commencement. Le travail à faire est énorme. »
Erdmuthe avait d’elle-même une idée assez flatteuse. Elle se comparaît à Christine de Suède, qui faisait alors l’admiration de toute l’Europe. « J’ai, se disait-elle, presque vingt ans de moins que cette femme. Avec le temps, j’arriverai à sa hauteur. » Elle remercia le maître de chapelle pour lui avoir parlé avec franchise. Et elle se soumit à sa discipline.
Elle apprit à respirer.
Il écrivait pour elle de petits airs brefs, leur donnait souvent un tour mélancolique, qu’elle aimait bien. Elle cherchait dans Pétrarque, qu’elle lisait avec peine, les vers qu’elle voulait chanter. Il les ornait de mélodies et en expliquait la teneur. Bientôt ils parlèrent italien. Il corrigeait ses fautes. Elle ne lui en voulait pas.
La duègne qui devait assister aux leçons prit l’habitude de s’éclipser, pour vaquer à d’autres affaires : elle pouvait les laisser seuls ; tout le monde savait pourquoi.
La princesse avait accueilli avec enthousiasme le projet de son père : pour les noces, on donnerait un opéra. Ce serait le premier opéra jamais joué en Allemagne. Elle en dit un mot à Bontempi, que personne n’avait songé à prévenir. C’est de sa bouche qu’il apprit le sujet qu’on lui imposerait.(2) Il garda pour lui ses inquiétudes : l’histoire de Pâris et d’Hélène, qui est l’histoire d’un adultère, lui paraissait mal convenir pour célébrer un mariage. Des aménagements s’imposeraient.

C’est par la princesse Erdmuthe que Bontempi apprit une nouvelle pour lui désagréable. Sa vénérable mère, la princesse Magdalena Sibylle, était sortie de sa réserve habituelle, lorsqu’il lui était venu aux oreilles que son auguste époux se disposait à faire venir des cantatrices à Dresde, et à exposer à la vue, sur un théâtre, ces « monuments d’impudicité. » Ce fut l’expression dont elle usa.

La jeune Erdmuthe tenait sa mère pour une vieille sotte confite en dévotion. C’est tout au moins ce qu’il lui arrivait de faire entendre à Bontempi, promu confident, par la double grâce de son origine italienne et de sa castration supposée. C’est ce qu’elle lui répéta, non sans ajouter des termes comme « prude » et « bégueule ». Il y avait eu un éclat entre les époux princiers, éclat dont leur fille n’avait pas pu ne pas entendre les échos. Johann Georg négligeait sans scrupules son épouse, à qui il préférait la chasse. Mais il avait pour elle une manière de respect craintif, qui le détournait, par exemple, de prendre une maîtresse, et même de lutiner les chambrières. La dame s’en rendait compte, et, par précaution, n’abusait jamais de son pouvoir, que des scènes trop fréquentes auraient sans doute amoindri. Il était extrêmement rare qu’elle s’oppose à son seigneur et maître ; mais quand elle s’y résignait, elle ne reculait plus devant rien. Aussi finissait-elle toujours par l’emporter. Ce genre d’incidents s’était produit sept fois depuis leurs noces ; les chroniqueurs en ont gardé mémoire comme de faits notables, puisqu’exceptionnels.

Elle avait donc fait savoir qu’elle ne tolérerait pas la présence de comédiennes, chantantes ou non, dans la ville respectable dont Dieu lui avait donné les clés.

Bontempi fut, grâce à sa piquante élève, un des premiers informés. Mais, comme on peut s’y attendre, le bruit de la querelle se répandit rapidement dans la cour. On en connaissait le moindre détail. On savait quels arguments le Prince avait tenté de faire valoir, dans quel ordre il les avait présentés, comment il les avait variés. La gloire de la couronne y figurait évidemment, mais accompagnée de considérations plus subtiles sur le caractère édifiant de l’opéra, qui, grâce au charme insinuant de la musique, peut faire entendre à des courtisans trop légers, trop futiles, de solides et éternelles vérités.

On sut que ce discours avait été mal reçu, et que la souveraine avait traité son époux de jésuite. Dans certains cercles, on se réjouissait que la respectable dame se soit enfin décidée à ouvrir le feu. Dans d’autres cercles, on chuchotait qu’elle y avait été poussée par diverses personnes. L’entreprise avait des ennemis, et nombreux.

Sans doute les personnes de piété étaient par principe opposées à toute exhibition sur une scène d’être humains déguisés ; elles étaient choquées par ce qu’on disait du jeu des passions dans les œuvres dramatiques. Était-il besoin de représenter la manière dont les pécheurs se laissent entraîner par leurs penchants à commettre des crimes lamentables ? Les défenseurs de la vertu s’étendaient d’autant plus volontiers sur ce chapitre que, pour la plupart, ils n’avaient jamais vu le moindre spectacle, et ne parlaient que par ouï-dire de ces Corneille et autres Rotrou qui faisaient tant de bruit à Paris.

Bontempi aurait pu bouleverser la donnée traditionnelle ; dans les opéras qu’il connaissait, on ne s’en faisait pas faute. Après tout, ces fables ne méritent aucun respect. Il suffisait d’affirmer qu’Hélène, seulement fiancée à Ménélas, ne commettait aucun péché en tombant dans les bras de Pâris. « Non, lui dit Erdmuthe. Je déteste ces petits voiles qui viennent, en dépit de toute vraisemblance, se coller au ventre des statues. Il n’est pas nécessaire d’expliciter les allusions au point de faire rougir des lansquenets. Elles resteront discrètes. Ne montrez pas Ménélas sur la scène ; mais n’évitez pas de le mentionner. »
Il suivit ce conseil ; en fait, c’était un ordre et il se réjouit de devoir lui obéir. Elle avait du respect pour les sciences, et pour celle des mythographes comme pour les autres. Lui aussi. Elle exigea qu’il se fonde sur les meilleurs auteurs de l’Antiquité. Il ne demandait pas mieux.

Et c’est elle qui lui ordonna de suivre le récit que nous devons à Lucien de Samosate : sommées de se dénuder, les déesses avaient obtempéré. C’était rappeler, allégoriquement, que rien ne doit faire obsctacle à la vérité. Lucien n’a pas usé de faux-semblants.

Erdmuthe fut contente. Et c’est elle qui exigea du prince son père qu’il fît, à grands frais, publier le livret, la partition, et même les esquisses préparatoires : Bontempi poète avait été prolixe ; Bontempi compositeur avait largement coupé dans le texte primitif. La princesse voulut que les chutes, qui « recelaient de grandes beautés » fussent, elles aussi, imprimées.

Bontempi avait écrit une préface, qu’on pouvait lire en allemand sur les pages de droite, en italien sur les pages de gauche. Il s’y interrogeait sur le genre poétique auquel son écrit devait appartenir. « Tragédie » ne convenait pas, puisque la fin était heureuse : Pâris épousait Hélène, et rien n’était dit des conséquences lointaines. « Comédie » excluait la présence des dieux. D’autres termes convenaient bien moins encore.

Melchior Berger, l’imprimeur, le suppliait de lui en indiquer un. Bontempi se résolut à lui proposer , en allemand, « un poème en musique » (Ein Gedicht zur Musica) et, en italien, « opera musicale ». Il donnait à « opera » un sens très large ; c’était l’équivalent d’ une « œuvre ». Il voulait oublier que les Français prononçaient le mot à leur manière et en limitaient l’emploi.

Dans sa préface, il préféra retenir un terme invraisemblable, attesté, mais rarissime : « erotopægnion » ou « erotopegnio », qui semble vouloir dire « jeu d’amour ». Il n’est pas invraisemblable que ce terme lui  ait été suggéré par la princesse Erdmuthe, qui révérait l’érudition.

 

La princesse est morte en 1670, à Bayreuth. Elle n’a pas pu voir les opéras allemands de Bontempi, sa Daphné ou Dafne, son Jupiter et Io. Faut-il le regretter ?

 

 

(1) La Bibliothèque Nationale en possède un exemplaire, relié en vert tendre. C’est celui sur lequel j’ai travaillé, et qui m’a permis de rencontrer Lucile Saran. (Note du traducteur)
Voir APPARITION DE LUZ.


(2) Certains loustics ont raconté la chose autrement.

Voir L’ACADÉMIE DU MÉLICRATE.

 

Voir EROTOPÆGNION

 

Voir DAPHNÉ