MERETRIX

(Extrait de la Vita fantastica)

L’Académie du mélicrate ne perdait pas de vue le travail de Bontempi. Mais elle avait aussi d’autres sujets de préoccupation.
Le livre auquel Lothar Wassermann (1) travaillait depuis de longues années, avait considérablement avancé. Obsédé par l’omniprésence du paganisme dans la culture de l’Europe, le petit bibliothécaire était arrivé à la conclusion que les cultes supposés disparus se perpétuaient sous la protection de l’Église romaine, non pas directement, certes, mais par l’intermédiaire de cette idolâtrie, insupportable à tout réformé, que représentait la dévotion aux saints. Il avait d’abord constaté, en feuilletant le martyrologe, la présence de noms simplement scandaleux. A côté de « Théodore », i.e. « don de Dieu », certes tout à fait recommandable, bien qu’il ait déjà été utilisé par les païens longtemps avant la Révélation, on trouvait un « Isidore », qui ne signifiait rien d’autre que « don d’Isis ». Pourquoi se mettre sous la protection d’une fausse divinité, bien connue par les cornes dont l’avait autrefois affublée la pitié mal entendue d’un peuple encore à demi sauvage ? (2) Admis sous des formes diverses dans toutes les langues de l’Europe, le prénom de Denis renvoyait à un « Dionysius » des plus douteux, car, s’il était un peu différent du nom de Dionysos, ou, en latin, Dionysus, nom d’un faux dieu, lui aussi passablement ridicule, il ne voulait pas moins dire que le fidèle qui le portait se considérait comme un sectateur de cet éternel ivrogne. Il y avait un saint Apollonius, un saint Aphrodisius, un saint Minervius, deux saint Venerius, pour ne rien dire du grand saint Demetrius. Tout le panthéon se prélassait dans des livres supposés respectables.
On se demandera peut-être pourquoi Lothar Wassermann déployait des efforts aussi grands pour se battre contre des images dont il ne cessait de souligner l’absurdité grotesque. À l’en croire, il suffisait de prononcer le nom de Dionysus, ou celui de Bacchus, qui avait le même sens, pour que tout homme pourvu d’un peu de raison hausse les épaules et passe à autre chose. Eh bien ! non ! Les sarcasmes n’étaient jamais assez forts, et ils ne suffisaient pas ; il leur fallait le secours de l’érudition et de la critique.
Tout cela était grave ; mais il y avait pire. On ne trouvait pas seulement sur les autels des saints, et canonisés, dont le nom, impudemment, semblait appeler le secours d’un faux dieu ; on rencontrait certains de ces dieux, pour ainsi dire, en personne. On vénérait, à Rome et dans les royaumes qui avaient le malheur de lui rester soumis, un saint Hermès. « Saint Hermès », est-ce que ces deux mots ne jurent pas de se trouver ensemble ? On prétendait qu’il s’agissait d’un évêque, autrefois martyrisé en Dalmatie. On prétendait qu’il avait souffert à Rome. On prétendait, et non sans raison, que le nom se trouvait cité dans une épitre de saint Paul. C’était donner la preuve que la fraude remontait loin.
Et, comme s’il ne suffisait pas d’un saint Apollinarius, on proposait aux fidèles rien moins qu’un saint Apollon, ermite, sans parler de l’autre saint Apollon, qu’on vénérait avec ses « compagnons » de martyre ? Et que dire de Diane ? Il y avait un siècle, la maîtresse d’un roi de France avait porté ce nom ; personne n’avait osé s’en inquiéter, même parmi ceux que scandalisait sa conduite et, simplement, son existence ; on avait profité de la prétendue « coïncidence » entre son nom et celui de la déesse chasseresse pour la représenter dévêtue, et armée de l’arc, dans d’innombrables statues, qui devaient servir — comment en douter ? — à des liturgies sacrilèges.


Bontempi laissait dire. Il comprenait bien qu’on lui reprochait de tremper lui aussi dans ce complot général : il allait montrer des déesses sur une scène ; il allait les faire chanter ; elles exprimeraient une pensée, des sentiments. Combien de malheureux jeunes gens n’allaient-ils pas se laisser séduire par leurs roulades et leurs regards !

Sous les allures de fables innocentes, auxquelles ont faisait sembler de prêter un sens caché, les pires horreurs du paganisme continuaient à se répandre dans le monde. Ce n’était pas seulement à l’opéra qu’il fallait craindre leur contagion. Les faux dieux, dont il était clair que les habitaient autant de démons, se faisaient rendre un culte par des fidèles dévoyés. On ne voyait que trop clairement la manœuvre dans les tableaux des peintres. Sous le prétexte d’imiter les maîtres grecs et latins, on peignait partout des nudités. Les modèles qui servaient à faire que vivent Vénus et Mars, on les reprenait pour offrir une figure à saint Sébastien ou à sainte Madeleine.

Pourquoi se donnait-on licence d’exhiber toutes nues des saintes femmes dont parle l’Évangile, sinon parce qu’en réalité, derrière la pécheresse repentie, il fallait voir la fausse divinité païenne, qui, elle, n’était jamais venue à résipiscence ? En fait ces divinités se cachaient toutes, encore vivantes, encore révérées, derrière les figures que l’Église romaine proposait à la dévotion de ses fidèles.

Était-ce à cause de l’opéra ? Lothar Wassermann avait eu une illumination.

Bontempi l’avait dit en toute innocence. C’était au moment où l’intervention de la Princesse avait fait s’évanouir tout espoir d’inviter des cantatrices. Il y avait à Dresde assez de sopranistes et de hautecontres. Domenico Melani, prié de chanter Vénus, faisait la fine bouche : le rôle était trop court ; la déesse n’apparaît plus après le deuxième acte. Mais Hélène entre en scène au quatrième. Pourquoi ne pas lui faire incarner, successivement, les deux personnages ?

Et Lothar Wassermann :

— Hélène serait-elle un reflet de Vénus ? Un substitut ?  Une copie ?

On disputa. Quelqu’un suggéra que, amoureuse de Pâris, la déesse, prudente pour une fois, et résignée, lui avait, en récompense, mis entre les bras sa propre servante. L’un de ces messieurs osa insinuer qu’elle faisait l’amour par procuration. Il le dit en latin.

Lothar Wassermann était pensif. et soudain, il éclata :

— Magdelena. Magd Helena. La servante Hélène. Servante de qui ?

Il s’était levé de son siège. Il piaffait comme un jeune cheval.

Marie-Madeleine n’avait-elle pas livré son corps à la débauche ?

Les objections plurent sur l’enthousiaste. Les unes furent théologiques : Marie-Madeleine s’était repentie. Les autres, philologiques : pourquoi l’Église romaine aurait-elle joué avec un mot allemand ? « Magd » se liait mal à « Hélène »

C’est le général qui trouva la bonne parade : quel était le prénom de la Princesse, épouse de Jean Georges, mère d’Erdmuthe et du petit Jean Georges ?

Magdalena Sibylle.

Il y eut un grand silence.

 

Dans les mois qui suivirent, Lothar Wassermann ne prononça plus le nom de Madeleine, mais il ne renonça pas pour autant à son projet : il examinait point par point le martyrologe romain, il arrachait les voiles, il montrait la persistance des cultes pernicieux. Il ferait un grand livre.
« La Rome des papes y montrera son vrai visage. Ce sera l’antidote à la Légende dorée. » 
Monsieur de Porcayragues murmura à voix très basse:
« Et nous l’appellerons Meretrix denudata. »
Lothar Wassermann applaudit à cette suggestion. C’était une allusion combattive à la grande Prostituée de Babylone qui se rencontre dans l’Apocalypse.
Il n’entendit pas le commentaire de Monsieur de Porcayragues, lequel, à voix presque inaudible, ajouta, en italien :
« Meretrix denudata pourrait se traduire : « La putain fesses à l’air ». Quel est l’antipapiste qui oserait aller jusque là ? »
Bontempi fut sans doute le seul à comprendre. Il répondit entre ses dents :
« Vous ne trouverez aucun papiste, ni aucun antipapiste pour consentir à se rappeler que l’étymologie d’Apocalypse oblige à imaginer une chute complète des voiles. C’est une « apocalypse » que le prince Pâris a demandé à cette trinité de déesses. »

 

Voir ERDMUTHE

SAINTE FACTICE

L’ACADÉMIE DU MÉLICRATE

 

(1) Julien de Porcayragues a croqué en quatre vers l’homme qui veillait sur les livres du Prince. Il lui avait attribué le sobriquet de « Signor Topolino ».

De quoi ne seraient pas capables

Les dents de ce rat grimacier ?

Au lieu de surveiller ses nobles incunables,

Ne va-t-il pas les dévorer ?

 

(2) Voir DAPHNÉ