ARCHONTES.

 

Récit du traducteur

Sibylle venait me voir parce que, dans la littérature ésotérique à laquelle elle était confrontée, les mots de « gnose » et de « gnostiques » revenaient avec une certaine fréquence. Les dictionnaires n’étaient guère éclairants. Les gnostiques ont fleuri, y disait-on, au second siècle de notre ère, à l’ombre du christianisme. Le rapport avec une mercière de Boron-en-Tarlais n’apparaissait pas immédiatement. Des termes comme « Plérôme » ou comme « kosmokratôr » ne se trouvaient nulle part. Ce qu’on disait d’ « archonte » ou de « syzygie » ne faisait pas vraiment sens dans un contexte de toute façon mystérieux.
Il se trouve que, cette année-là, je faisais un cours du Flaubert, et précisément sur
La Tentation de Saint Antoine, où sont pittoresquement mises en scène les sectes gnostiques les plus bizarres. Sibylle avait ouï dire, par un étudiant, que je savais « tout sur la gnose ». Les gens adorent exagérer. C’est pourquoi le monothéisme existe.

Donc les renseignements qu’elle attendait de moi avaient trait à de braves illuminés, morts depuis dix-huit siècles au moins, et parfaitement oubliés depuis, sinon ils n’auraient pas intéressé Flaubert.
J’eus la chance de pouvoir répondre à toutes ses questions. Oui, je savais ce qu’est un « kosmokratôr » ; je pus lui expliquer le rôle des archontes, et tout ce qui s’ensuit. Il y avait bien un point ou deux sur lequel j’avais des doutes. Des vérifications s’imposaient.
Certaines mentions paraissaient étonnantes : pourquoi parler de Jupiter, de Minerve, pourquoi évoquer Hélène de Troie, la belle Hélène ? Les gnostiques ne sont-ils pas des chrétiens déviants ? C’est ce  que les historiens ont répété pendant des siècles.
D’emblée, j’avais, in petto, prononcé le nom de Simon le Magicien. Et je ne m’étais pas trompé. Ce personnage de légende avait donc des disciples dans un canton perdu ? Je sais bien que son existence est historique : il a rencontré saint Pierre. Mais on raconte aussi mille fantaisies. On lui attribue un discours où la Bible est expliquée par l’Odyssée. Flaubert lui a réservé une place de choix dans son cortège.
Voilà sur quoi portaient les vérifications que j’avais voulu faire, et dont je communiquai à Sibylle le résultat. J’y apportai un certain enthousiasme. Mais elle me regarda d’un œil si vide que j’en fus soudain glacé. Je rengainai mes anecdotes pittoresques.
Elle ne changea pas d’attitude quand je tentai de lui expliquer que nous connaissons mal les gnostiques. Nous avons des idées sur les systèmes que professaient leurs prédicateurs. Mais devinons très difficilement de quoi était tissée, jour après jour,  la vie des simples fidèles.
Ces braves gens vivaient à une époque où le monde nageait dans l’abondance : les riches ne savaient que faire de leur or ; les pauvres étaient largement nourris, luxueusement divertis. Il y avait pourtant des malheureux ; ils pensaient que ce monde bien repu avait été créé par un dieu méchant. Voilà ce qui les définit : leur volonté déterminée de ne prendre au sérieux aucune des autorités qui prétendent œuvrer pour le bien des hommes ; le sentiment qu’on les a bernés, que « la vraie vie est ailleurs », comme dit le poète.
Ils n’ont pourtant presque jamais été tentés par le suicide : pour la plupart, ils craignaient que la mort ne les replonge dans le carnaval infernal ; leurs âmes reviendraient habiter de nouveaux corps, éprouveraient une fois de plus l’insupportable nausée. Pour sortir de la prison, de la geôle qu’est ce monde, il fallait ne rien précipiter.
Une image les consolait : celle de la lumière qui, en gouttes éparpillées, a chu dans l’ici-bas. Il fallait la rassembler. Il fallait la reconnaître. C’était cela qui les désignait, qui les justifiait à leurs propres yeux : le moment où ils apercevaient sur un visage, dans un regard, la marque de l’autre monde, le vrai, celui qu’on appelle le « Plérôme ».
Simon le Magicien offrait le modèle. C’est lui qui, dans un bordel de Tyr, avait reconnu Hélène. Sur le visage usé de la vieille putain, il avait vu la lumière.
J’avoue être ému par cette pensée. Sibylle restait indifférente.
L’idée me réjouit que j’arrive à comprendre une manière de vivre qui a disparu depuis des siècles. Non, ne t’inquiète pas ; je ne vais pas me prosterner devant la marchande de journaux, parce que j’aurai cru voir en elle une étincelle de la lumière divine. J’ai beau faire ; je suis de mon temps. Nous n’avons pas l’admiration facile.
Mais l’admiration n’avait rien à voir avec un rapport de stage destiné à éclairer la préfecture. Il fallait être lucide, rapide, administratif. Sibylle avait toutes les qualités requises, et en usait naturellement. Elle ne s’embarbouillait pas, elle, de rêveries sur le passé.

 

Plonger dans l’autrefois. Ne pas se contenter de réunir des renseignements. Prendre garde moins aux faits qu’à la manière dont ils ont été vécus. Deviner les routes que suivaient les pensées. Tenter de les suivre.

Cette tentation, je la retrouve chez Théophile Saran, chez Lucile Saran. Je crois que Béloroukov l’a éprouvée sur le tard, quand il a découvert Bontempi.

Mais Bontempi lui-même n’a-t-il pas cherché à vivre en un autre temps, quand on n’imaginait pas de musique qui ne soit pas monodique ?

L’archonte s’enferme dans le présent.

 

Voir

FUITE DES ROIS

EROTOPÆGNION

BONTEMPI GNOSTIQUE

CRÈCHE

 

Voir, dans THÉOPHILE SARAN, l’anecdote de l’obole.