INTERJECTION

(Article publié dans Lagban)

Un lecteur m’écrit pour me dire son embarras. Il a, comme tout le monde, de vagues souvenirs d’école, qui tendent à s’effacer, qui parfois, par hasard, se ravivent. Les mots croisés offrent des occasions. « Miaou en est une ». Ce serait bien « onomatopée ». Mais le mot est trop court ; ce sont douze cases blanches qu’il fallait noircir. Ayant beaucoup réfléchi, mon correspondant a retrouvé, au fond de sa mémoire, le mot « interjection ». Le voilà sauvé ; il a ses douze lettres. Le voilà perturbé. Il existe, s’il se souvient bien, beaucoup d’autres interjections que des cris d’animaux. « Hélas ! » par exemple. Il s’en va consulter un dictionnaire, et le voilà au bord du désespoir. Le savant ouvrage a rendu son oracle en ces termes : « Mot invariable qui exprime un sentiment, par ex. oh, aïe. » (1) Où sont les chats ? Sans doute éprouvent-ils des sentiments.

J’ai parcouru diverses grammaires. La nomenclature ne me paraît pas très claire. Apparemment, il arrive que certaines interjections soient des onomatopées. Il arrive que certaines onomatopées ne soient pas des interjections.
Dans les ouvrages les plus récents, l’interjection se définit par un trait bizarre : si un mot est une interjection, il n’a pas de fonction dans la phrase. L’idée est ancienne ; on l’exprime aujourd’hui avec plus de précision.
Or, pour certains auteurs, « miaou » est un vrai nom. Il peut être sujet d’un verbe,  on peut lui joindre un adjectif, que l’on accorde. (2)

Peu importe, au fond, me suis-je dit. Nous avons autre chose à faire qu’à essayer d’immobiliser des mots qui glissent depuis trois siècles ou davantage.

Ce qui m’a frappé dans cette histoire, c’est l’idée qu’il puisse exister des mots qui ne sont pas soumis à la syntaxe. On dirait des bidonvilles chaotiques à côté d’une ville aux avenues bien droites, des forêts impénétrables autour de champs géométriques.
J’en viendrais à penser qu’à l’école nous avons assimilé une vision réductrice du langage. Nous n’avons observé que des phénomènes convenables, bien peignés, mis en ordre.
Les mots hors-la-loi sont des explosions de colère, des gémissements, des murmures de bonheur ; tout ce dont la morale ne parvient pas à s’emparer.
En quoi ressemblent-ils aux motifs musicaux ? La forme est stable. Elle utilise des éléments bien définis. Le sens échappe ; il ne se déduit pas.

(1) L’ouvrage en question est un classique, publié en 1937. On trouvera une définition analogue dans divers dictionnaires français, par exemple : « Mot qui exprime d’une manière énergique et concise un sentiment violent, une émotion, un ordre comme ah ! hélas ! chut ! »

(2) Au masculin en français, au neutre en russe. Львиное мяу. (Le miaou du lion.)

 

Voir

LAÂ

OISEAUX EFFAROUCHÉS

LUCILE OU LA FUITE DES MOTS