LUCILE OU LA FUITE DES MOTS

Lucile Saran peste contre le vocabulaire technique de la musique. Elle m’en a montré des exemples dans le traité de son cher Bontempi. Elle m’a parlé d’auteurs antiques, de Boèce, de Nicomaque. Elle commente ceux qui les glosent et qui emploient les mots au hasard. Elle prétend que, chez les modernes, entre « gamme », « mode » et « tonalité », on ne s’y retrouve pas toujours. On se heurte perpétuellement à des abus de langage. J’ai naturellement oublié tout ce qu’elle m’a dit.
Mais je me suis rappelé le temps où j’essayais de m’initier à la théorie des graphes. D’un auteur à l’autre, les mots changeaient. « Un  graphe est un ensemble de points nommés nœuds (parfois sommets ou cellules) reliés par des traits (segments) ou flèches nommées arêtes (ou liens ou arcs). » (1)
Est-ce Théophile Saran ou Joël Cauchard qui me l’a fait remarquer ? Les malheureux collégiens français, autrefois, calculaient la surface du cercle et récitaient : la sécante est une droite qui coupe le cercle en deux points. Le russe ne fait pas cette confusion, que les pédagogues français ont corrigée depuis peu, comme les théologiens catholiques ont consenti à distinguer, en Marie-Madeleine, trois femmes différentes. (Il n’y a peut-être pas de rapport direct entre ces deux faits).


Sibylle Roussillon est sans pitié, quand elle parle de son ministère. « Nous sommes administrés par des équivoques. » Ce genre de formules ne plaît pas à tout le monde. On les lui reproche, on  la trouve « trop intelligente », on l’accuse de sacrifier à de vaines subtilités.
Elle m’a indiqué l’existence d’un phénomène amusant : l’unité d’un mot tient à sa partie matérielle, comme on dit, aux phonèmes qui le composent. Donc à ce qui, de lui, est dépourvu de sens. Quand on regarde de l’autre côté, dans ce qui relève de l’intellect, ou, comme on dit, de l’esprit, on observe un dégradé de nuances. Il arrive que la continuité se rompe. Un mot français correspond à deux mots russes, tout à fait étrangers l’un à l’autre.

C’est là-dessus que joue la rhétorique. Celle des pédants. Celle des tyrans. C’est un art de la glissade. Que veut dire : « activités antipatriotiques » ? Que veut dire « tragédie » ? Pourquoi, quand on force la métaphore, se croit-on obligé de parler de « véritable tragédie », alors que justement on est dans l’hyperbole, donc dans l’inexact ? Les romans de Dostoïevski seraient « de véritables tragédies » justement parce que ce ne sont pas des tragédies.
Nous avons du langage une vision insuffisante. Nous prenons chaque langue pour un système, et l’ambiguïté de ce mot nous égare.
À l’école, on ne nous montre de la langue que ce qui ressemble le plus à un montage logique. Des adjectifs font cortège à des noms ; les noms s’accolent à des verbes. Puis viennent les fourre-tout. Que veut dire « adverbe » ? Mieux : qu’est-ce qu’une « interjection » ?
À l’école, nous apprenons des définitions de mots, et nous passons le reste de notre vie à en mesurer l’imprécision. Il nous reste à nous gendarmer, à dire non sans hargne : « Le mot liberté ne veut pas dire ce que l’on pense. » 

 

 

Lucile posait avec une ironique gravité cette question qu’elle disait primordiale :

« Selon Bontempi, la musique antique, celle des païens polythéistes, est rigoureusement monodique ; somptueusement polyphonique, celle des modernes monothéistes. Où est la logique là-dedans ? »

Et elle se répondait à elle-même :
« Les polys vont avec les poly, et les mono avec les mono. »

 

(1) Note du traducteur. Je reproduis ici un manuel français. Une imprécision analogue  affecte la terminologie russe. «Граф» или «сеть»? «вершина» или «точка»?

 

Voir

LUCILE SARAN

LA DÉBÂCLE DU TRADUCTEUR

INTERJECTION

LIBERTAS LOQUENDI

 

Voir aussi HARPE