URSULA VON HARSTENBERG

Non seulement je ne l’ai jamais rencontrée, mais je n’ai pas même pu tenir en main aucun objet qui la rappelle : une lettre, un ruban, un portrait. Dans les musées, quand j’aperçois de loin une jeune femme aux joues pleines, aux yeux ronds, à la bouche petite, aux épaules grasses, je m’approche. Le type est banal, au temps de l’Astrée. Les visages ont parfois de la grâce, ou une sévère beauté. L’inscription porte un nom, qui n’est jamais celui que je cherche. Ou bien il écrit : « Portrait de jeune femme ». À quoi bon le dire ? « Portrait d’inconnue » excite mieux l’imagination.

Un jour, je me remettrai à la peinture. Je ne me contenterai plus d’en faire commerce. Je retrouverai, au bout du pinceau, la résistance élastique de la toile. Ou plutôt j’apprendrai les techniques de l’icône. Mais je ne peindrai pas de saintes émaciées. Je peindrai le beau visage hostile de la comtesse de Harstenberg.

Je le peindrai armé de ma seule imagination, puisque les documents se sont enfuis. Faudra-t-il attendre qu'elle m'apparaisse en rêve? Si je réussis son visage hostile, je tenterai ensuite, sur une autre toile, de faire que, sur ces lèvres parfaites, s'esquisse enfin un sourire.

Les loustics, sans savoir ce qu’il faisaient en l’inventant, (1) me l’ont rendue émouvante. Et j’en parle comme si elle avait réellement existé. Et pourtant, ils n’étaient pas d’accord entre eux.  Barbara et Colin avaient pour elle de la compassion, et c’est dans ce sens que penche aussi Fausta Peranda, qui a tout consigné dans sa Vita fantastica. Adrien, au contraire, poussait la sévérité jusqu’à la férocité  et au mépris. On l’a jugée avide, ambitieuse. On l’a décrite comédienne. Non pas qu’elle soit jamais montée sur un théâtre. Mais sa vie était pleine de mensonge. Elle a joué à l’espionne, pour Mazarin, et pour d’autres, qu’elle trahissait. Elle a été la maîtresse infidèle de maréchaux, de financiers, d’évêques. Quand elle a disparu des cours princières, beaucoup se sont réjouis de ce qu’ils considéraient comme sa débâcle.
Ces rôles qu’elle se laissait imposer, elle les traitait avec une effroyable distance. L’humour chez elle n’avait rien d’enjoué. Il confinait à la névrose.

Peut-on dire qu’on la comprend quand on sait où s’est passée son enfance ?
La chambre était assez grande, assez froide, plutôt mal exposée. Le meuble, vieillot ; les vers le rongeaient. Sur les murs, pas de tapisseries.
Le clavecin ne tenait pas l’accord. Ursula avait appris à s’en accommoder, maniait la clef dès qu’elle avait joué deux pages. On lui promettait que quelqu’un viendrait tout réparer. Elle avait cessé d’y croire ; il était déjà si difficile d’obtenir des cordes neuves pour remplacer celles qui s’étaient cassées.
Elle vivait dans sa chambre, ne descendait que pour les repas. Elle entrait dans la salle, faisait une révérence. On lui répondait parfois d’un signe de tête. On ne la mêlait pas à la conversation ; on ne lui adressait même jamais la parole.
C’est toujours seule qu’elle parcourait les allées du jardin. Jamais elle ne perdait de vue les tours du château.
Quand mourut la vieille Mechtilde, elle dut s’occuper elle-même de son linge.
Le pasteur du village cessa de venir la voir, quand elle sut parfaitement lire. L’organiste, au contraire, estimait encore inachevée son éducation musicale. Il restait fidèle. On avait pourtant cessé de lui payer ses leçons.
« On ». La comtesse douairière, ses deux sœurs, un cousin cacochyme. La famille lointaine d’Ursula, qui l’avait recueillie après la mort de son père : on ne peut pas laisser mourir de faim une jeune personne d’une aussi haute illustration. Son nom ? L’un des plus prestigieux d’Allemagne. Elle était « née », et bien née. On avait envers elle des devoirs. On la maintenait en vie. Et on l’ignorait.
Quand elle eut seize ans, on la maria. Le Rittmeister Botho von Harstenberg avait trois fois son âge. Il se contenta d’une dot exiguë. Il fut poli avec elle.
Un matin, au réveil, elle trouva dans son lit un homme qu’elle n’avait jamais vu. Le mari entra, aida l’inconnu à s’habiller. Il lui donnait de l’« Excellence ».
Le lendemain, il était colonel.
L’aventure se reproduisit. Harstenberg devint maréchal de camp. Il put faire des réparations à son château, acheter en grand nombre des chevaux alezans : il ne montait jamais d’autres bêtes. Il allait à la guerre, la laissait seule, lui envoyait parfois un hôte.
Il fréquenta les cours princières, la traînait derrière lui, mais ne s’occupait plus d’organiser les intrigues. Elle apprit à appâter ceux qu’elle appelait ses « parasites ». Elle apprit surtout à se refuser ; elle en tirait de grandes joies, les premières peut-être qu’elle ait jamais éprouvées. Elle se vengeait. (2)
À la bataille de Nördlingen, un boulet la rendit veuve. Elle était alors à Stuttgart, occupée à faire le siège d’un maréchal cousu d’or. À dire le vrai, c’est plutôt lui qui menait les travaux d’approche. Chaque privauté lui coûtait des sommes considérables. Il faillit se ruiner le jour où il eut le droit d’attacher lui-même la jarretière de sa dulcinée. Un héritage le sauva. Il poursuivit sa carrière. Il allait aboutir à l’objet de ses vœux, quand une apoplexie le terrassa sur le théâtre de ses futurs exploits. On aurait pu rencontrer, certaine nuit de printemps, sur les deux heures, un laquais qui arpentait les couloirs d’un château ducal en transportant à toute allure le cadavre encore chaud mais toujours nu du plus amoureux des maréchaux.
Un banquier de Francfort ouvrit son cœur et son coffre; il faillit, lui aussi, se ruiner, la dame tarifant sans retenue la moindre de ses faveurs. Il proposa un forfait énorme pour obtenir qu’on lui accordât, l’espace d’une nuit, licence absolue. La proposition n’ayant pas été agréée, il eut la sagesse de renoncer. Il partit pour Rome, s’y consola avec des filles, et attrapa la vérole, dont il mourut.
Le plus bel homme de la cour de Hanovre, séducteur irrésistible où qu’il se montrât, avait perdu l’esprit pour les beaux yeux de la comtesse, renoncé pour elle à toutes celles qui le chérissaient, rampé à ses pieds, passé les nuits de l’hiver le plus cruel à soupirer sous ses fenêtres, et, désespéré de ne rien obtenir, s’était converti au catholicisme et rendu chartreux.
Un tel talent de stratège frappa les yeux de divers ministres, qui payèrent pour des services d’un autre ordre ; la comtesse n’avait pas sa pareille pour obtenir des renseignements. Dans son lit, en deux heures, elle abattait plus de besogne que vingt-sept mouchards en six mois.
Sa misanthropie augmentait de jour en jour.
Elle se vendit au Mazarin, réalisa pour lui quelques missions délicates. L’idée du Jugement de Pâris, variante du Jugement de Paris, lui appartient. Il s’agissait de faire accepter au Prince Électeur une importante subvention pour qu’il imite le roi de France. Louis XIV aurait un opéra superbe. Jean Georges II aurait le sien, moins prestigieux peut-être. Sa soumission, sa servitude seraient patentes. Le parti gallophobe devrait reconnaître sa faiblesse. Il succomberait devant le prestige des lys.
Ursula vint à Dresde, tourna la tête au maréchal de la cour, le fit s’enflammer pour son projet. Il était à ses pieds ; elle n’en eut cure. Elle formait un autre plan. Elle voulait séduire le prince héritier, être sa première maîtresse, lui apprendre la volupté, dont elle n’avait elle-même qu’une idée abstraite. À cette fin, elle avait besoin de Bontempi.
Son idée, assez extravagante, était de donner à ce gros adolescent joufflu, présumé innocent, la représentation, en privé, d’une scène du Jugement. Ce serait une leçon de musique où il apprendrait aussi de la mythologie. Devant un miroir à trois pans, elle jouerait tous les rôles féminins. Le maître de musique, à son clavecin, chanterait Pâris. On paierait, et très cher, le silence des domestiques. Quant à Bontempi, elle se le soumettrait autrement. Elle le convoquerait, lui montrerait qu’elle savait chanter et qu’elle ne craignait pas de s’exhiber en déesse : à chaque couplet de son aria, elle laisserait tomber un voile. Il se jetterait sur elle, recevrait un coup de cravache : il n’aurait le droit de la toucher qu’une fois le jeune prince parfaitement initié.
À projet insensé réponse délirante. Devant la beauté dévoilée de la dame, Bontempi était simplement tombé à genoux. (3)
La suite de l’histoire se disperse en innombrables variantes. Chaque loustic avait la sienne. Ou bien Ursula ne savait pas qu’elle avait eu affaire à un eunuque. Informée, elle s’était vexée outre mesure. Mais, plus tard, on lui avait dit que certains castrats s’étaient illustrés par leurs aventures amoureuses, auxquelles ils n’étaient pas tous impropres. Il était question — tout Dresde en parlait — de marier Bartolomeo Sorlisi, celui-là même qui avait chanté le rôle de Pâris,  à une jeune fille de la ville, qui en était folle. On discutait pour savoir si cette union était licite ; tout le monde semblait la croire possible.Dans certaines hypothèses, l’opération avait été un échec, et Bontempi cachait sa vraie nature.
Ursula restait surprise qu’un homme à qui elle avait semblé s’offrir ait pour elle du respect. Les maréchaux, archevêques et autres dignitaires s’étaient comportés comme des bêtes brutes. On raconte qu’elle voulut que le maître de chapelle lui donne des leçons de chant, comme il en donnait à la princesse Erdmuthe. Elle avait pour Erdmuthe une grande estime, peut-être réciproque.
On raconte aussi que son entreprise sur le prince héritier ne se réalisa pas, soit qu’elle y ait renoncé d’elle-même, soit qu’elle ait été devancée par une autre femme, qui s’appelait également Ursula et qui sortait à peine de l’enfance.
Tous les loustics s’accordent sur un point : quelque temps après la représentation du Paride, Ursula quitta le monde et se renferma dans un petit château qu’elle avait en Franconie. Quelles furent ses motivations ? Elle était écœurée, disent certains, lasse de la vie qu’elle avait menée, et qui lui paraissait soudain stupide. Elle avait, disent les autres, été touchée par la grâce, et pleurait ses erreurs passées ; sa conversion édifiait certain jésuite poète, qui la comparait à Marie-Madeleine. « Se convertir », c’est, dans la langage du temps, renoncer aux frivolités ; c’est aussi changer d’Église. Elle était née luthérienne. Le jésuite espérait bien l’amener sous l’aile de Rome.
Bontempi l’y a-t-il aidé ? On peut se poser la question si l’on pense, comme plusieurs de ses contemporains, qu’il était dévot jusqu’au bout des doigts.

Notes du traducteur.
(1) Béloroukov me semble bien sûr de lui. Une fois de plus les folies des loustics rencontrent le témoignage, douteux il est vrai, de Nicolas Porquais.


(2) Nicolas Porquais m’a donné à lire ce quatrain :

Ces beaux messieurs qui vous courtisent

Et se vantent partout d’avoir eu vos faveurs

Vous savez qu’au fond de leurs cœurs

Ils vous méprisent.

 


(3) Nicolas Porquais m’a donné à lire cet autre quatrain :

Ne portez pas la main sur cette chasseresse

Vous savez, Actéon, que vos désirs sont fous.

Celle que vous voyez est peut-être déesse.

Prosternez-vous.

 

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