CONVERSATION SOUS UN SAULE


Derrière l’étang, le saule pleureur a dû frémir. L’abbé Saran et moi, nous tenions des propos assez peu orthodoxes. C’est là qu’il fut question de Marie-Madeleine.

Nous regardions, de l’autre côté de l’eau, passer trois jeunes femmes. La première portait un grand chapeau de paille ; cinq pas plus loin, la seconde jouait avec son ombrelle ; plus loin encore, la troisième tricotait en marchant. Elles semblaient s’ignorer l’une l’autre.

— Elles se ressemblent étonnamment. On dirait trois reflets de la même personne. Ma tante Solange aurait évoqué les trois Grâces. Elle s’y serait sentie obligée. Elle aurait même dit « les Kharites ».

— Votre tante poussait l’amour de la mythologie jusqu’à favoriser le paganisme ?

— Vous n’y pensez pas. Elle l’abhorrait. Mais elle avait des lettres, et ne dédaignait pas de le montrer.

— Puis-je vous poser une question irrévérencieuse ? En russe, nous disons que les Grâces forment une triade. (1) Le mot « troïtsa », que les dictionnaires traduisent par « trinité », n’est pas tout à fait exclu. Qu’en est-il en français ?

— Je ne crois pas la chose impossible. Il est vrai que toute une tradition s’y oppose. Mais il arrive que le mot « trinité » soit employé dans un sens tout profane. Ma tante Angèle le prononçait régulièrement pour désigner le trio que nous formions, mes cousines et moi. Mon oncle Arsène la réprimandait. J’ai rencontré dans je ne sais plus quelle revue une trinité composée de Daudet, de Goncourt et de Zola.

— Votre oncle reprochait-il à votre tante d’avoir composé une trinité qui n’était pas unisexe ?

— Il faudrait le lui demander. Mais il est mort depuis longtemps. En fait, il aurait eu tort, car, dans les religions anciennes, tous les cas de figure sont réalisés: père, mère et fils ; deux frères et une sœur... Dans certaines hérésies du christianisme, on soutient que l’Esprit est femme, car le mot hébreu est féminin.

 

Je m’abstins de lui demander ce qu’il en pensait lui-même. De l’autre côté de l’étang, les trois jeunes femmes passèrent à nouveau, l’une après l’autre, dans le même ordre. La troisième avait cessé de tricoter.

J’imaginais une classification. À l’une des extrémités, une groupe composé de trois personnes à ce point semblables entre elles qu’elles ne disposent pas même d’un nom pour se distinguer l’une de l’autre. Ce sont les « Mères » qu’honoraient les Celtes, près des sources. Les Kharites grecques se placent un cran au-dessus : trois noms, Euphrosyne, Thalie, Aglaé, donnent à chacune une identité toute théorique, car qui les voit ne peut que les confondre, comme on confond de vrais jumeaux. Les images de familles accentuent les différences. Va-t-on aboutir, quand l’évolution atteint son terme, à l’invention d'un troisième sexe ?

 

 

 

(1) Триада

 

Théophile Saran a raconté d'autres anecdotes.

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DÉDUCTION

SAINTE FACTICE

 

Voir aussi

SABELLIUS

PRASCOVIA ET LES DIEUX