IPHIGÉNIE

L’année du certificat d’études, l’école Saint-Martin accueillit, à côté des instituteurs habituels, laïcs ou prêtres, une jeune religieuse aux yeux noirs, un peu exaltée, toute pleine de dévouement pour ses petits élèves. Elle mettait la même passion à enseigner la grammaire ou le calcul que l’histoire ou ce qu’on appelait alors les « leçons de choses ». Son savoir était prodigieux  ; on disait même qu’elle allait préparer une licence. Elle avait nom Sœur Iphigénie.

Le prénom n’est pas invraisemblable. Il suffit, pour s’en persuader, de consulter un dictionnaire spécialisé, ou une collection d’hagiographies, ou tout simplement la Légende dorée. On apprend qu’une Iphigénie, vierge et fille de roi, fut baptisée et consacrée à Dieu par Saint Mathieu, en Égypte. On célèbre sa mémoire le 21 Septembre, en même temps que celle du saint apôtre.

Christophe fut l’un des élèves les plus studieux de sœur Iphigénie. À propos d’une nouvelle leçon sur Clovis – le personnage était alors un héros récurrent de l’école primaire – il osa poser, pendant une récréation, la question qui l’obsédait. Clovis avait sans doute eu raison de se convertir au christianisme ; mais, avant sa conversion, n’était-il pas païen ? Il ne se vautrait pas pour autant dans l’ignominie. La divine Providence n’aurait pas fait choix d’un lâche scélérat pour lui confier une aussi haute mission. Certes, lui répondirent les yeux noirs, qui faisaient le plus piquant contraste avec la cornette immaculée, certes, et les Gaulois aussi, qui sont nos ancêtres, ne connaissaient pas d’autre religion que le paganisme. Ils ne manquaient pour autant ni de bravoure, ni de sagesse. Oui, le paganisme était une religion, ou plutôt un ensemble de religions, fausses évidemment, mais susceptibles pourtant d’inspirer à des humains le sens de la grandeur et celui de la compassion. Sœur Iphigénie parla des Grecs, à qui nous devons tant de belles pensées et tant de mots précieux ; la leçon de vocabulaire suivit bientôt l’exposé historique : « théâtre », mais aussi « église », « colère », mais aussi « charité », autant de mots qui nous venaient du grec, et qu’il comprendrait mieux, quand il serait plus grand.
Un peu étourdi par tant d’informations, Christophe se sentit à la fois soulagé et angoissé. Soulagé parce qu’on ne pourrait plus lui faire croire qu’il n’avait pas de religion, qu’il était condamné à n’en pas avoir. Angoissé, parce qu’il s’imaginait plus que jamais voué à ce paganisme dont en fait il ne savait rien.
Il réussit le certificat d’études ; il devait commencer un apprentissage. On lui avait dit qu’il serait jardinier ; cette perspective le ravissait.
Sœur Iphigénie allait partir pour une autre ville. Son ordre tenait essentiellement à ce qu’elle fasse des études plus poussées. Elle remit à Christophe, quand il vint lui faire ses adieux, un petit livre, des Contes et légendes mythologiques à l’usage des jeunes enfants. Dans sa simplicité, elle n’imaginait pas qu’il ait pu exister ailleurs qu’à l’ombre de l’Olympe des mythes et des rituels ; pour elle, il n’y avait peut-être pas de vrais païens en dehors de l’Antiquité. Il feuilleta l’ouvrage, regarda les dessins, les gravures en couleurs.
« Mais ils ne sont pas noirs, dit-il
– Oui, mais ce sont aussi des païens.
– Ah bon ! »

J’ai feuilleté ce petit livre. Christophe Langlois l’avait religieusement conservé. Il me l’a mis en mains, comme un dépôt précieux. Ç’avait été la lecture de toute sa vie. L’auteur, écrivain pudique, a su passer très vite sur les épisodes scabreux. Les aventures d’allure héroïque occupent la majeure partie de l’espace. Des notes explicatives suggèrent parfois d’autres lectures ; Christophe Langlois devait un jour s’en souvenir.
Mais alors, tout naïvement, il lisait et relisait. Il s’enchantait de ces noms inhabituels, retenait les généalogies, se trouvait, sans l’avoir voulu, savoir par cœur des phrases, des pages entières.
« C’est peut-être justement parce que je les sais par cœur que ces phrases me plaisent toujours. J’ai l’impression de me retrouver. »

Je me suis longtemps demandé s’il n’en va pas de même de la musique : une œuvre qu’on sait par cœur pour l’avoir mille fois entendue touche peut-être plus profondément qu’une autre que l’on découvre, si belle soit-elle. Plus profondément, ou, au moins, différemment.
Existe-t-il par là un rapport entre la musique et la mythologie ? À quel jeu joue la mémoire ?
« Ma mémoire est plus vieille que moi », avait-un jour proclamé, en passant, un des prophètes de l’ABC. Christophe Langlois avait saisi la formule au passage, comme un objet obscur à méditer.

Innocent, plus innocent encore que la religieuse pour qui tous les paganismes se confondaient, un petit garçon venu d’une lointaine Afrique, sans savoir par quels détours, apprenait à connaître grâce à des paraphrases de poèmes grecs des dieux et des rites qu’il supposait devoir être les siens.
Soixante ans après, il en riait encore.
« Et j’étais de bonne foi, je vous assure que j’étais de bonne foi. Longtemps après, je ne sais plus où, j’ai rencontré dans un beau dictionnaire illustré des reproductions de poteries grecques : les figures étaient noires sur fond rouge ; noirs, les visages des dieux et des héros ; noir, tout leur corps. C’était bien la preuve que sœur Iphigénie avait eu raison. Vous savez, quand j’y pense, je me dis qu’elle devait être toute jeunette, quand elle m’a donné ce livre. Elle y avait glissé une image pieuse, que j’ai gardée aussi : un ange gardien, tout blond, avec une prière, à laquelle étaient attachés cent jours d’indulgence. J’ai vécu au Moyen Âge. »
Il n’était pas questions d’indulgences dans le livre de mythologie ; on n’y trouvait pas la moindre allusion au purgatoire. L’enfer sans diables pouvait donner comme l’autre le frisson, à ceci près qu’il semblait réservé à quelques criminels particulièrement scandaleux. Ce n’était pas pour sa gloutonnerie que Tantale avait encouru l’horrible châtiment que nous savons.
À travers ce livre, et aussi  grâce à quelques réponses de sœur Iphigénie, Melchior avait pu se persuader qu’il existait des païens pieux, aussi libres que d’autres de certaines convoitises qu’on lui avait appris à considérer comme bestiales.
On pouvait donc imaginer un païen qui ne fasse pas d’emblée peur aux honnêtes gens. C’était là une image propre à le réconforter tout au long de l’existence, et d’abord au cours d’un apprentissage, qui lui donnait quelque inquiétude.

 

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GUERRE

POLYTHÉISME

ICÔNES ET MYTHES

TROIS FEMMES