POLYTHÉISME

(Récit du traducteur)

Béloroukov aurait sans aucun doute aimé connaître un épisode dont j’ai, pour ma part, gardé un souvenir très vif.

Un jour, Christophe Langlois prononça le mot de « polythéisme » et, avec une netteté suffisante, revendiqua la chose pour lui-même. Madame Porquais (1) fut la cause innocente de cette déclaration. Nous avions remarqué cette dame, qui venait, assez irrégulièrement, aux conférences de l’ABC. Je la connaissais par ailleurs : elle avait, dans la rue Saint-Silvère, une boutique de livres d’occasions, où l’on trouvait des trésors. Si je disais qu’elle avait tout lu, j’exagérerais à peine. C’est tout au moins l’impression qu’elle m’a laissée. S’intéressait-elle vraiment à l’ésotérisme ? Ou, pour reprendre la question presque inévitable quand on évoque ce domaine, y croyait-elle ? Je me sens bien empêché pour répondre. En tout cas, dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, sa culture était étendue.

Un beau soir, notre public était rassemblé dans le hall de l’ABC ; on attendait un conférencier qui ne venait pas. Monsieur Montmort nous suppliait de ne pas nous disperser. Son invité ne saurait tarder ; il y avait quelques perturbations dans les chemins de fer. Nous avions toutes les raisons de patienter. Le sage Melchior décida que nous ne pouvions pas rester debout sur nos pieds « comme des jardiniers ». Il nous proposa donc d’aller nous asseoir dans le café d’en face.
Au moment de partir, le sage Melchior se retourna vers Madame Porquais, avec qui j’avais échangé quelques mots, et, tout uniment, avec une audace dont je ne l’aurais pas cru capable, il lui dit :
«  Chère Madame, vous n’allez pas rester là à vous transir en attendant un prophète embourbé. Venez avec nous ; un grog vous fera le plus grand bien. » 
Et il la prit familièrement par le bras. Elle se laissa faire de bonne grâce, avec un rire un peu gêné ; avec lui elle traversa la rue, entra dans le café. Simplement, au lieu de grog, elle commanda un verre d’eau minérale.
La conférence devait porter sur le polythéisme, ou, plus précisément, sur « le sens profond » du polythéisme. En l’absence du conférencier, nous tentions d’imaginer son discours, de deviner ce qu’il pouvait bien avoir l’intention de démontrer.
L’avis général était que, comme tous ses semblables, il conclurait en faveur du Dieu unique, dont les diverses divinités ne pouvaient représenter, à ses yeux, que des reflets. Boris avançait quelques objections cocasses : de combien d’attraits fallait-il priver la belle Aphrodite pour qu’elle joue convenablement son rôle de divine doublure ? On évoqua
La Tentation de saint Antoine, qui est mon livre de chevet.
Monsieur Langlois gardait le silence. Peut-être par timidité : il se considérait lui-même comme un modeste autodidacte, et se faisait une idée excessive de ceux qu’il appelait « les gens instruits », sans se rendre compte qu’il entendait par là les gens qui se sont instruits par les voies banales de l’école et de l’université.
Christine intervint doucement :
« Boris, tu es là à pérorer, et tu ne songes pas même que, quand il est question de polythéisme, c’est le sage Melchior qui a quelque chose à dire. »
Elle rougit soudain.
« Qui est le sage Melchior ? » demanda Christophe Langlois, avec un sourire ambigu.
Christine dut passer aux aveux :
« C’est vous, Monsieur. Nous ne voulions pas vous le dire ; mais nous considérons que vous êtes un des trois rois venus d’Orient. Vous êtes un mage.
— Je ne m’attendais pas à cet honneur. Mais je vois que mon ami le professeur a trop parlé, et que vous connaissez même mes aventures de petit garçon. » (2)
Nous étions tous confus, et moi plus que quiconque. Oui, j’avais trop parlé. Christine essayait de se rattraper :
« Vous êtes mage ; vous connaissez les étoiles ; vous savez donc aussi comment on a pu croire à plusieurs dieux. » 
Boris vint à la rescousse :
« Vous regardez souvent le ciel, la nuit ; vous y suivez la marche des planètes.
— Mon ami est décidément très bavard. »
J’aurais voulu pouvoir disparaître comme un fantôme au petit matin. Christine insistait :
«  Les planètes n’ont-elles pas des noms de dieux ? » 
Madame Porquais semblait perplexe. Soudain, elle se lança dans la conversation, sans doute, en femme d’esprit, pour en dévier quelque peu le cours, et nous faire oublier la gêne que nous ressentions.
«  Je me suis souvent demandé pourquoi les Anciens n’ont pas songé à loger dans le ciel toutes leurs divinités. Il y a un Jupiter, un Mercure, une Vénus. Mais il n’y a ni Pallas, ni Junon. Et pour qu’on invente un Neptune, il a fallu Leverrier. Ces exclusions ont-elles un sens ? »
Elle s’adressait nettement à Christophe Langlois. Aussi personne ne se précipita pour lui répondre. Un silence se fit, comme si on attendait un oracle. Il nous regarda tous, longuement, l’un après l’autre. Il sourit, puis :
« Je ne sais pas sur quels critères les Anciens ont choisi ceux de leurs immortels auxquels ils ont attribué une planète, et donc un jour de la semaine. Mais je crois qu’effectivement ils ont choisi. Le polythéisme ne consiste pas à honorer les dieux, tous les dieux. Il faudrait dire « mes dieux », ou « nos dieux », et non pas « les dieux ». Chaque ville, chaque corporation, chaque famille a ses dieux. » 
Il sourit encore, mais sans donner aucunement l’impression qu’il se moquait. Au contraire, on le sentait tout à fait grave. Puis son sourire se chargea, progressivement, d’ironie.
« Voilà que je pérore, comme dit Christine. Bientôt on me demandera de faire une conférence à l’ABC. Et je serai contraint de répondre aux objections. »
Madame Porquais le relança :
« Donc vous ne pensez pas que le polythéisme soit un déguisement pour un monothéisme fondamental ?
— Demandez ce qu’il en pense à mon ami le professeur. »
Ainsi provoqué, je bafouillai vaguement : 
« Il est de fait que, dans la tragédie classique, l’expression « les dieux » est une autre manière de dire « la divinité évidemment unique ». Tous les dieux sont supposés être d’accord et prendre en commun leurs décisions. Le pluriel n’est qu’un leurre. 
— Mais dans les poèmes d’autrefois, reprit le sage Melchior, les discords sont quotidiens. Le dieu de la source n’aime pas celui qui réside dans le feu ; la déesse de cet arbre redoute celle qui chevauche le vent du nord. L’homme prudent est parfois bien avisé de sacrifier à tous et à toutes. Il n’en garde pas moins ses préférences. Et, à de certains moments, il évite absolument d’adorer tout le monde en bloc. Certains se vexeraient d’être ainsi confondus dans la masse.
— Etes-vous un homme prudent ? dit Christine.
— Dans mon métier, il faut souvent l’être.
— Et face aux dieux ?
— Disons que je respecte le feu, que j’ai pour lui des égards, mais que je préfère la source, telle source que je connais bien. » 
Son sourire avait encore changé d’expression. On pouvait le trouver énigmatique ; il semblait s’adresser à quelqu’un qui n’était pas là.
Madame Porquais semblait émue.
« Dois-je comprendre, monsieur, que vous êtes réellement polythéiste ? » 
Il acquiesçait sans rien dire. Je fus peut-être le seul à percevoir soudain dans ses yeux une lueur d’ironie.
La bonne dame reprit, soudain enthousiaste :
« Evidemment, étant donné que… » 
Elle suffoqua soudain, rougit jusqu’aux oreilles, épouvantée par l’énormité de ce qu’elle avait failli dire.
Il eut soin de lui répondre avec une infinie délicatesse. Il ne prononça pas le mot « nègre ».
« J’ai beaucoup lu certains poètes grecs. Oh ! en traduction française seulement. Il m’a semblé percevoir quelque chose de leur pensée, qui me paraît tout à fait acceptable, plus acceptable peut-être qu’un système où tout dépend d’un Maître unique. Mais je ne fais pas d’offrandes aux sources, pas même à celle qui coule au fond de mon jardin, et qui donne la vie à mes glaïeuls. » 


Il se rapprocha d’elle :
« Je ne connais pas l’Afrique ; je n’y ai jamais vécu. Ce que j’en sais vient des livres que m’a prêtés notre ami le professeur. Je ne les ai pas encore assez médités. Je connais mieux les Grecs. J’aurais dû vous parler de Pallas et d’Apollon, au lieu de vous égarer avec mes histoires de source. J’aurais mieux fait d’évoquer les nymphes. Pardonnez-moi.
 »


Un émissaire de Monsieur Montmort vint nous annoncer que le conférencier avait paru, qu’il allait commencer au plus vite. Nous nous précipitâmes.
Le conférencier était un petit homme tout rond, tout rose. Il décrivit longuement, sans erreurs grossières, un certain nombre de polythéismes. Il en fit des métaphores. Comme tous ses semblables, il conclut en faveur du Dieu unique, dont les diverses divinités ne pouvaient représenter que des reflets.
Et il fit l’éloge d’Akhénaton.

 

(1) Simone Porquais est la femme de Nicolas Porquais. Ils vivent séparés depuis très longtemps. Aucun d’eux n’envisage le divorce, dont l’idée leur est insupportable.

 

(2)Voir CRÈCHE

 

Voir

ABC

AKHÉNATON

NICOLAS PORQUAIS

 

ICÔNES ET MYTHES