TROIS FEMMES SUR LA TERRASSE.


Je tiens ce récit de Joël Cauchard. Il avait, comme moi, dans un petit restaurant de la rue Saïd Zaghloul, à Alexandrie, rencontré un étrange personnage, roux comme une forêt d’automne, qui prétendait avoir vécu en d’autres temps.

Il disait :

« J’étais à Alexandrie, lorsque Claude régnait à Rome. J’avais un magasin, des chameaux, des commis, des esclaves en grand nombre. Mes caravanes partaient pour le sud et pour l’est, traversaient les déserts, allaient jusqu’en Perse. J’avais aussi des maisons, que je louais.

Elles sont venues toutes les trois, d’orient, comme les Mages . Elles sont venues avec une de mes caravanes. Elles avaient payé leur passage. Une de mes maisons était vide, tout près du magasin , où j’habitais. Je voyais la terrasse de ma fenêtre, car, ma maison a deux étages.

Elles se sont installées. Il y avait un homme avec elles. C’était le frère de l’une des trois. Je ne sais pas de laquelle.

Elles s’appelaient toutes les trois Marie. Toutes les trois, c’est drôle.

On commençait à raconter des choses sur Jésus de Nazareth. Des écrits circulaient : les disciples recueillaient les témoignages, notaient les souvenirs des survivants, se promettaient d’écrire de petits livres. C'est pourquoi j’avais entendu parler de ces trois femmes.

L’une avait vécu sans pudeur, offrant son corps à qui voulait. Soudain elle avait eu horreur d’elle-même. C’est parce qu’elle l’avait entendu parler du Royaume. Il avait dit : « Heureux les purs ». Elle se sentait salie. Elle s’était approchée de lui, un jour qu’il dînait dans une noble maison. Elle avait, sur ses pieds, versé un parfum, pour lui faire honneur. Mais elle pleurait, en même temps. Et, avec ses cheveux, elle essuyait les pieds de celui qui venait de lui dire : « Tes péchés te sont remis. » Et elle ne comprenait pas ce qu'il voulait dire.

L’autre habitait le village de Béthanie, avec sa sœur et son frère. Il venait les voir. Il est venu les voir quand le frère est mort. Et il pleurait avec elles. Plus tard, elle aussi a versé sur lui un parfum, pendant qu’il dînait dans une noble maison. C’était un signe qu’il allait mourir, lui qui avait vaincu la mort : car le frère, déjà dans le tombeau, en était sorti, ressuscité par une simple parole. C’est ce qu’on disait.

La troisième vivait à Magdala. On disait qu’elle avait été, autrefois, liée par un démon, voire sept. C’est elle la première qui a vu le Maître, quand il est lui-même ressuscité, après qu’ils l’aient crucifié. Elle était venu avec des parfums. Elle l’a vu dans le jardin ; elle ne l’a pas reconnu. Elle le prenait pour le jardinier. Il lui a dit : « Marie ».

Elles étaient là toutes les trois, sous mes yeux, dans la maison que l’homme avait louée pour elles. Elles étaient là toutes les trois et moi je ne savais pas les distinguer. Je n’osais pas leur poser de questions.

Elles ne descendaient presque jamais de la terrasse. Une servante leur apportait de la nourriture ; elles y touchaient à peine. Elles ne parlaient pas. Elles restaient là, les yeux fixes, perdues dans la contemplation d’autre chose.

La servante était moins taciturne. Parfois elle consentait à causer. Elle racontait les histoires, comme on les racontait dans les petits livres. Elle croyait tout ce qu’on disait. Elle prétendait avoir tout vu. Elle était là à chaque parfum répandu ; elle était là quand Lazare était sorti du tombeau. Elle était là, dans le jardin, quand le Maître avait dit : « Marie ».

Lazare, c’était le nom de l’homme qui avait loué la maison. Il prit du service chez moi ; je l’envoyai à Antioche, avec une caravane. Il ne revint pas : des brigands l’avaient tué, dans un guet-apens.

Quand je demandai à la servante : « Qui est celle qui était folle de son corps ? », elle eut un geste vague : « Celle-là, celle qui a les cheveux gris ».

Elles avaient toutes trois les cheveux gris. Quand j’insistai, elle prit peur.


Une autre fois, elle dit :

« Marie est malade ».

Et je demandai :

« Quelle Marie ? 
— Marie de Magdala. Voilà deux jours qu’elle reste couchée. »


Je jetai sur la terrasse un coup d’œil : toutes les trois étaient dans la même position.

« Je vais te faire donner un bouillon, pour lui rendre des forces. Et aussi un onguent, à placer sur la poitrine. »


Mes esclaves obéissaient. Et moi, je regardais la terrasse. La servante  y apparaissait, faisait boire les trois femmes, les frottaient toutes les trois avec l’onguent.


Puis Marie mourut. L’une des trois. Je ne sais pas laquelle. Elles étaient si étrangement semblables. Pendant l’enterrement, les deux autres pleurèrent, mais ne dirent pas un mot. Puis elles revinrent s’installer sur la terrasse. Elle regardaient au loin, vers l’orient, plus loin que tout ce qui peut se voir.

La servante perdait la tête. Elle avait toujours soin de préparer la nourriture ; elle aidait les deux femmes à descendre, pour les soins du corps. Mais elle égarait les objets. Elle oubliait ce qu’on venait de lui dire. Et elle racontait interminablement des scènes extraordinaires : des possédés hurlants, des passages du démon, des miracles. Un homme saignait, la gorge ouverte. Une parole avait suffi : le sang qui imprégnait la poussière s’était réuni, était remonté dans la blessure. On voyait partout des anges de lumière. Et les Romains tombaient par légions entières. « Ce sera le Royaume », disait-elle.


Puis vint la mort de la seconde Marie. Ce fut un coup pour la servante. Elle perdit le peu de conscience qui lui restait. Elle aussi, elle se voua à l’immobilité. Mais elle ne vint pas s’installer sur la terrasse. Je chargeai une de mes esclaves de s’occuper d’elle, et de Marie, de la troisième Marie. Et j’osai enfin venir dans cette maison, m’asseoir à côté de la femme , lui parler. Je lui racontais ce qu’on disait dans les petits livres ; et parfois elle soupirait. Je prenais les livres eux-mêmes. Je lui montrais le passage où l’on parlait d’elle, peut-être. Je lisais : « Il lui sera beaucoup pardonné, parce qu’elle a beaucoup aimé. »

Elle semblait comprendre, se rappeler. J’attendais, en silence, qu’elle veuille bien parler.
Je lisais dans le livre :

« Si tu avais été là, mon frère ne serait pas mort. »
Il y avait un frémissement sur son visage, une lueur dans ses yeux. J’attendais, la bouche close, qu’elle accepte de dire  un mot.

Je lisais dans le livre :

« Il la regarda et lui dit « Marie ».

Elle se tourna vers moi. Et elle dit : « Marie ».
C’est le seul mot que je sois parvenu à obtenir. Son regard s’écarta de moi. A nouveau il se perdit au loin, comme si elle voyait là-bas, au-delà du monde, un visage.

Elle est morte, elle aussi. Je ne sais pas qui elle était. Elle ne le savait sans doute plus elle-même. »

 

 

 

Joël Cauchard est timide. Il n’a pas osé poser des questions, encore moins élever des objections.
Quand il m’a rapporté l’étrange monologue, il avait l’air ému profondément. Malgré tout. Malgré les invraisemblances. Malgré les entorses aux récits qu’a fixés la tradition.
Et moi, je me demandais : « Est-ce bien de Rutilius qu’il est question ? De celui que j’ai entendu faire l’éloge du livre ? Il semblait alors mépriser ses semblables. Et le voilà comme fasciné par ces trois femmes qu’un autre fascine. »

 

Voir MARIE-MADELEINE

Voir RUTILIUS ET LE LIVRE

RUTILIUS