MEDITATION.

 

On avait imposé à Christophe Langlois la charge de gardien dans un château, non loin de Porcayragues. Le propriétaire, un certain Philippe Massol, et sa femme venaient de s’y installer, à leur retour du Cameroun. Ils amenaient avec eux leur protégée, Perpétue, fille d'un caporal de tirailleurs. Elle fut mariée à Christophe.

Ils vivraient dans un pavillon, en vue du château. Ils avaient ordre de maintenir leurs fenêtres toujours fermées. Ils passèrent là plusieurs années. Les Massol étaient de bons maîtres, qui traitaient bien leurs domestiques, leurs payaient exactement leurs gages, leur assuraient un logement décent, et prenaient soin de leur témoigner régulièrement leur satisfaction. Madame Massol avait simplement fait entendre à Perpétue que, toute mariée qu’elle était, il serait souhaitable qu’elle n’ait pas trop tôt des enfants : son travail s’en ressentirait, et Monsieur Massol n’aimait pas les cris.

Perpétue méprisait Christophe, enfant trouvé. Mais la condition que lui imposaient les maîtres lui paraissait insupportable. Si bons qu’ils se soient montrés, les Massol étaient tout à fait capables de les mettre à la porte s’ils les estimaient indociles. Il fallait aviser, et ne pas commettre d’erreurs.
Depuis qu’il travaillait dans la région, Christophe avait eu le loisir de se faire pour son propre compte un certain nombre de relations. Il allait régulièrement à la ville, dans la carriole de la ferme ; il savait où se procurer les graines, les engrais, le matériel dont il avait besoin.
C’est ainsi qu’il apprit qu’on cherchait un gérant pour un magasin de fleurs qui se trouvait à Saint-Amand, juste en face du cimetière. L’horizon était lugubre, et les candidats ne se présentaient pas en foule. La boutique comportait, au premier étage, un petit logement, d’où on avait une vue sur les tombes, ou sur un bistrot qui portait le nom, cocasse et traditionnel, de « On est mieux ici qu’en face ». Mais le bistrot était fermé, promis à une prompte décrépitude.
Les Massol entrèrent en fureur. Leur indignation, « absolument » légitime à leurs yeux, n’avait pas de bornes. Perpétue fut accusée de la plus noire ingratitude. Quant à Christophe, il était clair qu’il l’avait dévoyée.
« Nous voudrions avoir des enfants, et beaucoup d’enfants, dit Perpétue. Vous dites que vous ne le supporteriez pas. »
Belle idée, hurla l’ingénieur, que d’aller faire des enfants au bord d’un cimetière !
Et après tout, pourquoi pas ? songeait Christophe.
Les Massol interdirent « absolument » au fermier d’aider le jeune couple à déménager. La carriole devait servir à d’autres usages. Ils voulaient même interdire au voiturier de Saint-Amand de pénétrer dans leur parc. L’homme, mal embouché, leur fit peur et passa outre.

Christophe avait aussi trouvé à louer un terrain, non loin de la boutique : il n’avait qu’une demi-heure de marche. Il en tira la matière première des couronnes que Perpétue fabriquait, et qui se vendaient assez bien. Leur petit commerce prospérait ; ils purent d’abord s’acheter une bicyclette, puis se rendre propriétaires de leur jardin, en acquérir d’autres.

Martin naquit en 1950. Il se trouva bientôt être l’aîné de six.

Melchior n’avait plus le temps de lire. Mais le métier de jardinier, où qu’on l’exerce, est favorable à la méditation. Le bruit des moteurs qui, à ce moment-là, commençaient à se multiplier dans la profession, n’empêche pas de réfléchir.
Méditer, réfléchir en spirale. Admettre les ruptures, les discontinuités. Revenir en un lieu déjà mille fois foulé. Prendre soudain un chemin de traverse. Méditer. Penser en labyrinthe.
Le cimetière de Saint-Amand est aussi riche que beaucoup d’autres en monuments de vanité. Le brave commerçant devient un héros ; ses enfants s’engagent aux « regrets éternels », comme s’ils devaient, eux, ne jamais disparaître. Des anges de marbre veillent, figés, sur des cases de plus en plus vides.
« Le contenu d’un cercueil, au bout de quelques années, tient dans un étui à lunettes, » disait à peu près le plus loquace des fossoyeurs, avec qui Christophe liait parfois conversation, tout en rajeunissant les plantations sur une tombe.
C’était une bonne idée que de mettre des fleurs sur les morts. Mais pourquoi des dalles ? Pourquoi ne laissait-on pas les tiges naître directement de la chair abandonnée par l’esprit. Ces braves gens, doucement oubliés, retrouvaient par fragments une place dans le grand cercle de l’existence. Pourquoi faire semblant de croire que devait se maintenir à tout prix l’unité de leur petite personne ? Le nom sur la pierre ne suffisait-il pas à perpétuer cette illusion ? Oui, Séraphine Leveau (1845-1923) avait dit « je » pendant les soixante-dix-huit ans qu’elle avait arpenté la terre ; elle avait su qui elle était, à quoi elle tenait, ce qu’elle détestait, en quoi consistait son caractère propre. Pour tout dire, elle avait fait sien le fameux précepte : « Connais-toi toi-même ». Il en allait évidemment de même d’Ildephonse Camus (1865-1942), et même, somme toute, du petit Arthur Migot (1937-1942), qui n’avait pas eu le temps de donner sa mesure.
Si les esprits s’envolaient, où se réunissaient-ils ? Quel espace était assez grand pour les accueillir tous ? Quelqu’un pouvait-il en établir, en retenir la liste ? Pourquoi ne pas supposer qu’ils s’en revenaient habiter d’autres corps, qui n’étaient eux-mêmes que de nouvelles combinaisons d’atomes peut-être indestructibles ?
L’esprit d’Arthur Migot revivait-il en Martin, bien que Martin fût noir ? La photo d’Arthur, émaillée, le montrait tout blond. En Martin s’était peut-être réincarné un guerrier béninois, un esclave de la Martinique, un berger de Casamance. Était-on même sûr qu’un corps de garçon était habité par un esprit du même sexe ? Les esprits avaient-ils des sexes ?
Le nom est l’être, tout ce qui reste de l’être. Quand l’être n’est plus visible, quand on n’ose pas se le représenter en décomposition, on s’attache au nom. C’est pourquoi il n’est pas mauvais de le graver sur la pierre, et de lui rendre visite de temps à autre.(1) C’est pourquoi il n’est pas mauvais de l’entourer de fleurs, vives ou non.
Il y avait peut-être quelque part sur la planète, Christophe ne saurait jamais où, une pierre qui portait le nom de son père, une autre qui portait le nom de sa mère. Il éprouvait soudain une certaine jalousie pour ceux qui savent où sont gravés les noms. Il en voulait aux clients qui avaient souscrit un contrat d’entretien des sépultures, comme pour se dispenser de se déplacer.

 

(1) C’est pourquoi certains Égyptiens s’ingéniaient à gratter des noms sur des pierres. Noms de mortels; noms d’immortels. voir AKHÉNATON

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FRÉDÉRIC MONTMORT

LAÂ