ABC 

Frédéric Monmort, qui organise, à B***, dans la ville où il habite, des conférences sur des sujets ésotériques, m’a demandé d’en faire une. Il prétend que j’ai, sur le chaos, des idées originales. Un beau soir de mai, en sa compagnie, je me suis donc rendu à l’ABC.
Si, comme je me proposais de le dire, le monde est né en échappant au chaos, le lieu est bien nommé. ABC, c’est le commencement de tout, au moins depuis que les humains savent écrire. C’est le principe d’un ordre, d’autant plus efficace qu’il est de pure convention, sans logique, et presque absurde. Pourquoi abcdef… Pourquoi pas azerty… ?
Mais « abc » n’est pas seulement le début de cet alphabet grâce auquel on espère pouvoir saisir la réalité dans son ensemble, l’enserrer dans le filet du langage.
Si on l’écrit en majuscules, c’est aussi le nom d’un cinéma. ABC, Alhambra, Excelsior, Majestic… Toute ville autrefois s’enrichissait de ces enseignes. Elles se sont évanouies pour la plupart. Les salles ont fermé, par grande misère.  Mais l’ABC dont je parle a continué à vivre, à cause des théosophes, ou prophètes, ou alchimistes.
Frédéric Monmort avait reçu en héritage, d’un oncle agressivement célibataire, plusieurs immeubles de rapport et, par surcroît de potage, le cinéma baptisé ABC, assez bien situé au centre de B***, dans un quartier où des banques mettent du sérieux parmi les devantures alléchantes, multicolores et frivoles. L’établissement agonisait, louvoyant entre la série B et les films classés X, qui n’attiraient plus grand monde. Frédéric Montmort eut l’élégance de faire venir quelques grands classiques. Peut-être pensait-il à transformer la salle en cinéma de répertoire. Il ne réussit pas à provoquer la moindre affluence. Pour Intolérance, il n’eut que sept spectateurs.
Il n’en avait cure. En fait, rien ne comptait pour lui que l’ésotérisme. Puisqu’il avait hérité d’une salle, assez grande et de bonne acoustique, il en tirait parti pour organiser des cycles de conférences. Il invitait des hurluberlus de diverses obédiences, tous plus ténébreux les uns que les autres. Bon prince, philanthrope, et fort à son aise, il les dédommageait largement. Il avait un autre moyen, plus émouvant, de leur exprimer sa reconnaissance : toujours présent,  assis au premier rang, il entrait en extase, quel que soit le sujet de l’homélie, car il était aussi curieux de la science des martiens que des révélations d’Hermès Trismégiste, aussi friand de télépathie que de géomancie, aussi passionné de métaphysique transcendantale que de guérison par les plantes hallucinogènes. Tout lui était bon. Il admirait avec une égale ferveur, quels qu’ils fussent, ces bavards qui posaient au moins un pied dans le mystère. Tout l’enchantait : « Le secret des chamans bouriates », « Les Templiers et l’ombilic du monde », « Voir dès aujourd’hui la Lumière de l’Au-delà ».
Quand il fut clair que le cinéma était un gouffre financier, Frédéric Monmort se résigna sereinement. Il prit seulement soin d’acquérir un nouveau lieu, une salle de dimensions suffisantes qui s’appelait « Salle Albert Trebla », parce qu’elle se trouvait au numéro 182 de la rue qui porte ce nom. Albert Trebla a-il-été maire de la ville ? Est-ce un érudit local, un philanthrope respecté ? Je n’en sais rien. Et peu importe, car les habitués des conférences continuent à parler de l’ABC.
Une conférence sur les débuts de l’univers devait leur plaire, pourvu qu’elle échappe à un double écueil. J’aurais choqué en ne parlant que de mythologies, comme si j’avais affaire à des enfants. J’aurais rebuté en évoquant seulement des hypothèses scientifiques, qui ne peuvent pas faire rêver.
Je crains d’avoir trop penché dans le second sens. Je n’ai pas dit un mot du Big bang, auquel je n’entends rien. Mais il semble que j’aie été trop abstrait. Plusieurs personnes m’ont fait grise mine. C’est, j’en reste convaincu, parce que mon propos frappait le Créateur d’inutilité.
« Certaines personnes ont été choquées », me dit Frédéric Monmort, lorsque l’assemblée se  fut dissoute. « Beaucoup de nos auditeurs cherchent une consolation, qu’ils n’ont pas trouvée ailleurs, que nous ne pourrons peut-être pas leur donner. Ce sont des écorchés vivants. Les concepts ne leur suffisent pas. Ils ont soif de vie. Il leur faudrait Quelqu’un. »
Il ne m’a pas semblé que cette soif-là ait beaucoup tourmenté un homme aimable et discret, avec qui je me suis entretenu assez longtemps, pendant que l’auditoire se dispersait. Il s’appelait Christophe Langlois et ressemblait à Louis Armstrong. Il avait posé des questions d’une grande précision, touchant à ces points de mythologie que j’avais choisi de ne pas évoquer.
Quand il m’arrive de passer à B***, je ne manque jamais de lui rendre visite. Il cultive avec science un superbe jardin de fleurs. Son langage est riche en métaphores. Il ne dit pas : « le commencement du monde », mais : « l’éclosion du monde ».
Frédéric Montmort m’a appris que certains auditeurs de l’ABC, des gens jeunes en particulier, appellent Christophe Langlois « Maître Melchior ». N’est-ce pas curieux ?(1)

 

(1) Note du traducteur. J’habite moi-même la ville de B***. Il m’arrive d’aller aux séances de l’ABC. Je fais partie de ceux qui donnent à Christophe Langlois, non sans de bonnes raisons, le titre de Maître Melchior. Voir CRÈCHE et POLYTHÉISME.

 

Voir FRÉDÉRIC MONTMORT

Voir, dans GLANE, une autre version de l'épisode.

Voir aussi CHAOS