FRÉDÉRIC MONTMORT

(Notice)

C’est l’un de ces individus qui rendent vaines les biographies. On dirait qu’il n’a jamais changé. Le détail de ses entreprises laisse une épuisante impression de monotonie. On finirait par croire qu’il est né antiquaire. Ce n’est pas qu’il ait manqué de passion. Il a pu tomber en extase, ou rager. C’est toujours la même fureur, la même adoration. À cinquante ans, il a des enthousiasmes de jeune homme, des détestations d’adolescent.
Je le savais amateur de ces tableaux écœurants que l’on appelle « vanités ». On me l’avait dit : les murs de son hôtel particulier donnent à voir des crânes sinistres, entourés d’objets futiles : luths, échiquiers, bijoux, tulipes tarabiscotées… D’autres crânes semblent regarder de leurs yeux vides les ermites décharnés qui les tiennent entre leurs mains. D’autres reposent sur des tables, à côté d’une chandelle ; c’est sur eux que se concentre la méditation d’une Marie-Madeleine presque nue. Ce siècle solennel que l’on appelle aujourd’hui « baroque » combinait la splendeur des cours princières et le mépris pour le luxe, pour l’ostentation, pour la gloire, pour la vie.
On avait mis aux enchères, dans la salle à ce destinée, un tableau assez curieux. Le crâne y était entouré, comme à l’accoutumée, d’objets précieux, de verreries, de fleurs. Mais les œillets et les capucines, au lieu de se prélasser dans des coupes de cristal, jaillissaient de ce crâne lui-même, sortait par les yeux, par le nez, par mille fentes invisibles. Il me semblait que mon mécène apprécierait cette horreur, dont je pouvais toujours faire valoir la rareté. J’y allai d’enchères franches, bien décidé à l’emporter. Les concurrents abandonnaient tous, sauf, derrière moi, quelqu’un que je ne voyais pas. Piqué au jeu, je m’obstinais. On s’obstinait aussi. On surenchérissait sans hésiter. Il me semblait impoli de me retourner, de dévisager mon rival. Je ne percevais de lui que la voix, et cette voix tremblait. J’y entendais la passion. Il me sembla qu’on était prêt à se ruiner pour l’emporter. Il me revint en mémoire une anecdote qui courait sur le compte d’un certain Frédéric Montmort : il aurait vendu un Watteau hérité de son père, pour acquérir quelques-unes de ces toiles qui à tous donnent le frisson. L’anecdote est controuvée, mais bien réel le tremblement de la voix, bien réel, quand, ayant renoncé à tout scrupule, je me retournai, le feu que je vis dans ces yeux. Soudain j’admirai cet homme. Je n’eus aucun regret en jetant l’éponge.
Nous échangeâmes un salut.
C’est plus tard, dans une autre vente, qu’il s’approcha de moi, se présenta de la manière la plus simple. C’était Frédéric Montmort. Nous bavardâmes quelque temps. De vanités il ne fut pas question. Et soudain, rompant sans raison le cours de nos propos tièdes : « J’aime ce tableau. Je vous remercie de me l’avoir donné. » La formule était forte ; j’aurais dû me défendre. Je ne lui avais rien « donné ». Je gardai le silence. Et nous reprîmes notre entretien là où nous l’avions laissé. Nous en revînmes aux Ruysdael. Faut-il préférer Jacob à Salomon ?
« Vanité des vanités, dit l’Ecclésiaste, et tout est vanité. »

Nous avons, depuis, lié amitié. Plus d’une fois, j’ai été reçu à B***, dans le vieil hôtel qui abrite ses collections. Car il lui répugne de rester à Paris plus longtemps qu’il n’est nécessaire pour les transitions auxquelles il préside. C’est à B*** qu’il tient boutique. C’est là aussi que, avec un humour insaisissable, il organise des conférences de caractère ésotérique.
J’avais cru avoir affaire à une manière de drogué, dont je me reprochais d’avoir flatté la passion. Il m’apparut que ce goût pour les tableaux désespérants l’avait aidé à se libérer. Son éducation de grand bourgeois l’avait surchargé de préjugés sans fin. Il croulait, comme tous ses semblables, sous une masse de devoirs évidents. Il ne pouvait pas ne pas…

Je m’imagine parfois qu’il espérait trouver dans ce tableau que je lui ai « donné » une incitation à revivre : les fleurs y naissent du crâne ; la vie de la mort.

D’autres, en pareilles circonstances, prennent la fuite, se réfugient dans la misère aux antipodes; d’autres entrent au couvent. Il avait, lui, peut-être par égard pour ses enfants, continué à vivre selon les normes familiales, mais se persuadait de leur vanité.
Il respectait tous ses devoirs, avec un air profondément sérieux. Pour ma part, je reste convaincu qu’il jouait la comédie. Ce qui m’invite à le croire, c’est l’attitude qu’il avait lors des conférences de l’ABC.

Était-ce par dérision qu'il avait organisé d’abord ces cycles de causeries ? J’ai cru comprendre que sa mère exaspérait la terre entière avec sa passion pour l’astrologie.

Il eut bientôt des fidèles, des gens simples, pour qui la vie n’était pas bienveillante. Il se persuada que les extravagances ésotériques leur insufflaient on ne sait quel courage, on ne sait quelle confiance. Il étudia la Gnose. Y croyait-il, comme on dit ? Il me semble qu’il ne se sentait pas le droit de priver de consolation les malheureux qu’il avait pour ainsi dire attirés sur des voies bizarres.

Christophe Langlois ne manquait pas une des séances de l’ABC. Je ne sais ce qu’il y cherchait. Mais je suis reconnaissant à Frédéric Montmort de lui avoir donné un moyen de ne pas sombrer dans l’apathie.

 

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COLLECTION DE TCHOUDAKS

ABC

GNOSE

CHRISTOPHE LANGLOIS

GLANE

 

Qui faut-il consoler ?

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