GLANE.


Je suis allé un jour à l’ABC parler du chaos. C'était le maître des lieux, mon ami Frédéric Montmort, qui me l’avait proposé. Quelqu'un s’était décommandé au dernier moment.
— Tel que je vous connais, vous avez une conférence toute prête.
Donc je développai une idée qui m'est familière. Les Anciens ont parlé du chaos, du moment primitif où tous les éléments étaient confondus. Au chaos s’oppose le cosmos; en grec le mot signifie « monde » ou « ordre ». Le monde existe depuis que les éléments se sont séparés les uns des autres, distingués pour ainsi dire. Des atomes distincts peuvent être combinés, organisés en une architecture. C’est de manière analogue que la définition des phonèmes permet la fabrication de mots, de phrases, de discours.
Les mythologies de Grèce et d’ailleurs supposent qu’un dieu soit intervenu. Immobile par essence, la réalité est mise en mouvement par l’acte initial d’un être suprême, acte libre et délibéré.

Je pense que rien ne nous oblige à considérer le chaos comme un état d’immobilité durable. Il pourrait être le résultat tout provisoire d’une perpétuelle évolution des choses. Les atomes tendent à se confondre, parviennent à la confusion totale, et, par leur mouvement propre, recommencent à se séparer.
J'ai parlé une bonne heure. J’ai raconté des mythes. J’ai développé des exemples. Pour conclure, j’ai simplement rappelé que mon hypothèse était une hypothèse, rien de plus.
La parole était à la salle. Il y régnait un silence inquiet.
Enfin je vis se lever un vieil homme, qui me fut d’emblée sympathique: je lui trouvais une certaine ressemblance avec Louis Armstrong.
— Si je vous comprends bien, vous imaginez un chaos parfaitement immobile. Mais cette immobilité ne dure qu’un clin d'œil. L’univers est emporté par son propre mouvement. Donc nul démiurge n’est requis.
Je perçus une agitation dans l’assistance. La proposition, visiblement, choquait. Ces braves gens donnaient l’impression de se sentir soudain abandonnés. L’intervenant perçut, lui aussi, cette gêne.
— Je n’ai pas dit qu’il était exclu.
Je m’empressai d’approuver. J’avais affaire à un homme subtil et perspicace.
Une fois l’auditoire dispersé, Frédéric Montmort fit les présentations. Il ne me dit pas alors que Christophe Langlois avait un surnom. Un beau surnom. Ses amis l’appelaient maître Melchior.


— J’ai recueilli autrefois, dit maître Melchior, bien des phrases sur le chaos. Aucune d’entre elles ne laisse apercevoir votre hypothèse.
— Je ne la crois pourtant guère originale.
— Elle a un aspect particulier. Je ne vois pas comment dire. Un aspect algébrique.
Algébrique, pourquoi pas? Formel, en tout cas. J’ai trop rêvé sur les phonèmes. En allait-il de même pour maître Melchior?
Maître Melchior s’intéressait à autre chose.

— Vous avez dit: « Le chaos se défait en lieux. »
— Ai-je vraiment dit une chose pareille?
— Oui. Je l’ai retenue. C'est ma glane de ce soir.
— Votre glane?
— Je suis jardinier, dit-il. Pardonnez mes métaphores.

Il expliqua que, d’une conférence, il retenait deux ou trois phrases qui pouvaient n’avoir qu’un rapport lointain avec le sujet annoncé. « C’est, disait-il, ma  glane de ce soir. » Ce mot de « glane » a une force extraordinaire, à cause de son humilité. Nous pensons trop vite qu’il nous faut du vrai, du vrai immédiat, de l’absolument vrai. Nous voulons trouver « le lieu et la formule ». L’expression est belle ; j’ai appris à m’en déprendre.
Glaner. Ramasser ce qu’ont laissé tomber les moissonneurs distraits, ou trop soucieux des grosses gerbes. Se nourrir au hasard, comme les oiseaux des champs.


— Ma glane du jour, je la mets dans un coffre, avec l’espoir que toutes ces javelles voudront bien s’organiser en gerbe. Mais en fait mon image champêtre n’est pas bonne. Parce que les phrases que je recueille ne peuvent pas se contenter de voisiner comme des brins d’herbe, ou comme des tiges de blé que serre un fort lien. Phrases, elles s’accrochent plus ou moins bien les unes aux autres. Elles veulent fabriquer un grand texte. Elles appellent le « donc », le « cependant ». Un « or » agaçant, un « par ailleurs » ironique, un « n’oublions pas que » pédant, viennent prendre place devant elles.
— Avez-vous construit une doctrine, en agençant toutes ces propositions qui vous agréent ?
— Je m’en garde bien. J’ai trop vu de ces messieurs — il parlait des orateurs de l’ABC — partir d’une remarque convaincante et en tirer des conséquences invraisemblables. Comment ont-ils agencé leurs séquences ? C’est ce que je voudrais comprendre. Ces messieurs font comme si la structure de leur conférence était semblable à celle d’une phrase. Il ne faut pas croire que la conférence se construit comme une phrase. On voudrait qu’elle soit semblable à un organisme vivant. On voudrait qu’elle me ressemble, parce que j’ai un cerveau, et que je sais où je vais. La phrase sait où elle va. Pas la conférence.


J’étais ébloui par cette averse de propositions inhabituelles. Ce diable d’homme prenait d’invraisemblables raccourcis. Comment arriver à le suivre ?

 

L'entretien se poursuivit dans son jardin, qui était tout proche, et richement fleuri.

J'y suis retourné plus d'une fois.Quand mes affaires m'appelaient à B***, je ne manquais pas d’aller voir maître Melchior, et d’admirer les glaïeuls fauves, au bord de la fontaine. (1)

 

 

(1) NOTE DU TRADUCTEUR. — Je remarque que pas une seule fois, alors que j’habite B*** et vois souvent voir maître Melchior chez lui, je n’ai rencontré Béloroukov. Il y a des coïncidences négatives. Qu’en penserait Bukkle? (Voir THÉORÈME DE BUKKLE )

 

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