LAURA SAUVÉE

(Récit du traducteur)

Il y avait un an que Laura n’avait donné aucun signe de vie. Melchior dépérissait.

« Je n’ai plus le cœur à travailler. J’ai bêché mon jardin, par habitude. Mais je n’ai pas envie de semer. Je voudrais que la terre reste vide. »

Je le suppliais. Qu’au moins il ne laisse pas pourrir les bulbes de glaïeuls ! Lui seul possédait le secret des glaïeuls fauves ; et Laura les avait tant aimés. Je parvins à le persuader. Les premières fleurs apparurent le 22 juillet. (1) Ce jour-là, il reçut un appel de Laura : « Je serai à la gare demain à 15.47 h. Viens me chercher. »
Elle avait raccroché tout de suite. Sa voix était faible, tremblait un peu.
Nous l’attendions, lui et moi, à l’heure. Il m’avait demandé de l’accompagner. « J’ai peur. » Il ne m’a pas dit de quoi il avait peur.
Nous l’avons vue descendre du train. J’ai su que c’était elle, parce que Melchior m’a serré convulsivement l’avant-bras. Elle, je ne l’avais jamais vue. Mais j’ai reconnu son compagnon, un grand homme sec, celui qui jouait du théorbe à Sainte-Hélène-la-Dorée.
Bientôt nous étions seuls sur le quai vide : Laura blottie, pleurant, dans les bras de Melchior, qui pleurait. Gildas et moi, gênés. Je dis mon nom. Il dit le sien.
« Il me semble que je vous ai vu à Sainte-Hélène. »
Melchior nous emmena tous chez lui, nous montra les glaïeuls fauves. Il était étonnamment silencieux. Laura aussi. Elle voulait que nous restions là, Gildas et moi. Elle semblait épuisée, anéantie, et cependant inquiète. Melchior avait préparé des gâteaux, fit du thé. Peu à peu ils se détendirent. Mais ils ne disaient toujours rien ; les questions viendraient plus tard.
Nous les avons quittés, Gildas et moi, après la chute du jour.


« Laura est profondément choquée. Elle ne veut rien dire de son aventure. Elle a honte. Sans aucune raison. Un vaurien l’a tenue séquestrée. Elle était sa maîtresse. Il ne voulait pas qu’elle le quitte. Elle a honte.
« Son père voudra savoir des détails. Elle ne les lui donnera pas. Vous êtes un ami ; je vais vous confier ce que je sais. Faites-en bon usage. Tentez de rassurer le vieil homme. »


L’histoire est sordide, évidemment. Laura jouait, dans le Pâris, le rôle de Minerve. Elle était tombée dans les bras de William, celui qui faisait la Discorde. Bel homme, mais brutal. Il l’avait vite excédée par ses violences. Elle voulait rompre. Il s’arrangea pour la droguer, l’enlever, l’enfermer dans une maison isolée, à la campagne. Elle ne sortait pas de la cave.

Béloroukov eut l’idée de réunir, le temps d’un cocktail, les artistes qui avait pris part à son spectacle. Il voulait fêter l’anniversaire de la représentation. Laura n’était pas venue. Son séducteur, pas davantage. On s’étonna. Miguel, qui avait chanté Mercure, se rappela avoir reçu, un soir de beuverie, des confidences. William s’était vanté. « Je la tiens. » Adèle avoua avoir été sensible autrefois à la séduction de Wenceslas; il l’avait emmenée dans la maison, qu’elle décrivit. Elle avait eu, elle, de la chance.

On s’écriait. On s’indignait. On parlait d’appeler la police. Gildas prit Béloroukov à part. « Allons-y. Allons-y tout de suite. »

Ils y allèrent. Béloroukov étonna Gildas par son habileté à crocheter les serrures. « Souvenir du Goulag, » dit l’autre. Gildas étonna Béloroukov : en quelques minutes, il avait calmé le chien qui hurlait. William ne les inquiéta guère : ivre-mort, il dormait par terre. Ils trouvèrent Laura dans la cave, hébétée. Ils la ramenèrent à Paris, l’installèrent chez Gildas. Au bout de quelques jours, un peu remise, elle lui dit : « Je ne veux pas aller tout de suite chez mon père. Il s’inquiéterait de mes somnolences. Et puis j’ai honte. »
Elle eut enfin le courage de téléphoner à son père. « Viens me chercher à la gare. » La voix lui manquait. Elle n’arrivait plus à prononcer les mots, à dire le jour et l’heure. Elle supplia Gildas de l’accompagner.
Elle put enfin se blottir en pleurant dans les bras de son père.

Laura était chaque jour plus sereine.
« Je ne fais plus de cauchemars. Bientôt je vais pouvoir chanter. »
Les inquiétudes s’estompaient ; ils purent parler, son père et elle. Ils me posèrent des questions, supposant à juste titre que Gildas m’avait instruit.


Je ne cachai rien.

« Donc, dit maître Melchior, cette jeune fille doit son salut à l’action commune du diable et du Christ. »

Il avait mis dans un vase un grand bouquet de glaïeuls fauves.

 

(1) On note que, le 22 juillet, l’Église romaine fête sainte Marie-Madeleine. Est-ce une raison suffisante pour aller lire ou relire l’article SAINTE FACTICE ?

 

Voir surtout ORÉE.