DÉCEPTION.

Ce n’était pas un coup de tête. Il a préparé cette expédition, étudié un itinéraire, acquis le matériel indispensable. On lui disait qu’il risquait la mort.
Sur une carte épinglée au mur, dans la maison où on l’avait accueilli, il avait lu ce mot : Déception. Et il avait dit tout de suite : Je veux aller à Déception.
Au bout de chacun de ses voyages, il savait qu’il trouverait Ginevra. Elle lui donnerait à boire. De l’eau, dans ses mains façonnées en coupe. L’eau coulait entre les doigts.
Elle ne serait pas à Déception. Il avait vu le cercueil. La cérémonie n’en finissait pas. « On accumule des fleurs odorantes pour étouffer l’odeur délétère. »
Il irait à Déception.
« Tu n’y trouveras rien.
— Justement. »

 

Il irait d’abord, par le train, de Montréal à Port-Cartier. La voie longeait le Saint-Laurent.
« Je dois longer des rivières. Pour ne pas me perdre. Je ne sais que je ne dois pas essayer de les traverser. »
À Port-Cartier, il tenterait d’être accepté dans le train qui va vers le nord. Il irait jusqu’à Gagnon ; le train ne va pas plus loin.

J’ai acheté une grande carte. Je voulais deviner par où il était passé. Je voulais le suivre pas à pas. L’a-t-on laissé monter ? Les wagons étaient faits pour transporter le minerai de fer. Ils revenaient peut-être vides. On acceptait peut-être des voyageurs étrangers à la Compagnie des mines.
J’ai lu des livres, regardé des images. Je ne savais rien. Je ne savais pas que Gagnon existait, entourée de forêts.

Longtemps après j’ai questionné Gaétan Gagnon, qui tenait la viole de gambe, quand nous avons joué l’opéra de Bontempi.
« La ville a un nom d’homme, un nom qui est aussi le mien. On le lui a donné en l’honneur d’un gros monsieur du passé. »
La ville n’existe plus. Le gisement n’était plus rentable. On l’a abandonné. On a détruit les maisons, avec des engins. Et tout le monde s’est dispersé.

Gilles est allé jusqu’à Gagnon. Et il s’est mis à marcher.

Joël me l’a dit plus tard.
« C’était sa manière. Rien ne m’étonne. Je lui dois d’avoir survécu, par ce moyen. Je me laissais couler. J’avais commencé à boire, tristement, comme mon père. Il m’a emmené en montagne. Nous avons fait de longues courses. Je suis revenu épuisé, mais rajeuni. Je devrais dire : « ressuscité ».
« Ginevra était morte. Il avait envie de mourir, lui aussi. Il ne s’ouvrirait pas les veines ; il n’avalerait pas de cachets. Il se battrait contre l’espace inhabité. Le mot, sur la carte, était un signe. Déception. »

Déception est un village à l’extrême Nord, sur le bord du détroit d’Hudson. Personne ne sait qui lui a donné ce nom lugubre. Y a-t-il eu là-bas des chercheurs d’or ?

Il lui faudrait plusieurs mois. À vol d’oiseau, la distance n’est que de douze ou treize cents kilomètres. Mais il lui faudrait aller en zigzag. Parce que, presque partout, des rivières lui barreraient le passage. Il faudrait remonter jusqu’à leur source.
Donc il suivrait la ligne de partage des eaux.
Il ne pourrait pas marcher tout droit vers sa mort.

Il prendrait la direction du nord, à travers des marécages, laisserait à main gauche le lac Opiscoteo, puis le lac Bermen.
Il rejoindrait, sur sa droite, le lac Caniapiscau.
Il irait ensuite plein ouest, laissant sur sa droite la source de la rivière Sérigny, puis celle de la rivière des Mélèzes, et sur sa gauche le lac Wiyâshâkimî.
Il aboutirait au lac Minto, le contournerait, pour repartir vers le nord ouest, le long de la rivière aux Feuilles.
C’est là que les arbres l’abandonneraient. Il marcherait sur le rocher, non loin du lac Payne, pour rejoindre la source de la rivière Puvirnituq. La rivière Déception ne serait plus loin. La baie où elle débouche s’appelle aussi Déception. Déception, le village. Déception.

Il a lu des cartes, des livres. Lesquels ? Je ne sais pas. Ces noms dont je fais la liste n’étaient pour lui que des signes, des jalons sur le chemin qui menait au vide.
J’ai cherché, moi, à savoir leur sens.
Et d’abord j’ai appris que le lac Minto s’appelait en inuit « Qasigialik », qui signifie « lac des phoques mouchetés ». Car les Inuits ne se souciaient guère de Gilbert Elliot-Murray-Kynynmound, comte de Minto, gouverneur général du Canada, qui deviendrait vice-roi des Indes. La moustache des phoques ne ressemble pas à la sienne. Je voudrais que Gilles l’ait su, qu’il ait souri. Mais il était déjà peut-être trop fatigué.
Qui lui aurait dit que Caniapiscau  signifie « rocher au bord de l’eau » ? que Wiyâshâkimî  est « lac à  l’eau claire » ? que Lac des Loups marins se dit, en cri : Musiwaw Achikunipi ?  
Que lui importaient les dignitaires venus d’Europe, pour parrainer un lac ou un cours d’eau : Claude de Bermen de La Martinière, Joseph Le Moyne de Sérigny, Frank F. Payne ?
Il se doutait sans doute que les noms donnés par la tradition avaient un sens simple ; il n’aurait pas été surpris d’apprendre que le lac Payne, ou lac Tasirruaq est « le grand lac » ; que la rivière Natwakami est « la rivière aux Mélèzes ».
Je perçois, moi, des signes. Le premier lac qu’il a longé, le lac Opiscotéo, est « le lieu où est tombée la foudre ». La dernière rivière dont il ait contourné la source, la rivière Puvirnituq, a nom « ça sent la charogne ». Un accident, autrefois, y a tué des milliers de caribous.
Monsieur de Sérigny est là pour faire oublier un nom terrible. Monsieur de Sérigny a vécu sous Louis XIV ; il a commandé la « Salamandre ». Sa rivière, celle qu'il a usurpée, s’appelle, chez les Naskapis : Chipisipi, c’est-à-dire la « rivière aux fantômes » ou la « rivière de la mort ».

Arrivé à Déception, épuisé, Gildas a compris que la mort lui était refusée. Il vivrait, constamment accompagné par le fantôme de Ginevra.

 

Voir

GILDAS DESLANDES

GINEVRA

Par analogie, voir INHUMATION