INHUMATION

 

Les troupes allemandes déferlaient par la trouée de Sedan ; les soldats français s’épuisaient en marches et contremarches ;   le sol semblait s’effondrer sous leurs pieds. A ce moment-là, des hommes se sont retrouvés seuls sous les bombes, ayant perdu tous leurs camarades, errant sans repères à travers les ruines, affolés de terreur et de faim.
Christophe n’avait pas connu ce chaos. Son unité ne s’était pas désagrégée.
Mais un jour, à la fin de l’après-midi, au milieu d’un bois, un officier leur avait dit :
« Nous sommes encerclés. Nous allons nous rendre. Nous serons prisonniers, pour je ne sais pas combien de temps. Je ne veux pas que vous mourriez pour rien. »
Il ajouta :
« Ceux qui en ont encore la force peuvent essayer de se cacher, de passer à travers les lignes. J’espère qu’ils réussiront. Je reste avec ceux qui n’en peuvent plus. Dans un quart d’heure j’irai à la lisière du bois, avec un drapeau blanc.»
On entendait le canon, tout proche ; des coups de fusil claquaient. Ceux qui avaient essayé de ramper au-delà de la lisière avaient dû renoncer.
Christophe avait remarqué une petite mare, presque à sec, au pied d’un chêne. Sous les racines de l’arbre, on devinait une cavité, peut-être un terrier. Des feuilles mortes s’y étaient accumulées pendant l’hiver. Elles n’avaient pas disparu.
Il dit à deux autres :
« On peut s’enfoncer dans la boue, la tête sous la souche, protégé par les feuilles. On tiendrait même à plusieurs.
– Oui, c’est un enterrement, sans cercueil.
– Il ne faut pas jouer avec ça.
– J’aime mieux me rendre.
– Aidez-moi, au moins. Mettez-moi des feuilles sur la tête. »
Et il jeta son fusil dans la boue. Puis il plongea lui-même.

Il entendit les autres s’éloigner. Pas de coups de feu. Le canon, mais lointain. Ils avaient déposé les armes.

Il resta là toute la nuit, et le jour suivant. Quand l’ombre revint, n’entendant pas le moindre bruit, il s’arracha à son sarcophage. La boue avait séché ; il eut du mal. Quand il eut dégagé un bras, il parvint à saisir une branche morte qui, par chance, était à sa portée. Elle lui servit de houe, pour creuser. Elle cassa. Il continua, avec le moignon, jusqu’à débarrasser de sa gangue tout son torse jusqu’à la taille. Enlevant son ceinturon, il le fixa à une grosse racine, s’en servit pour exercer une traction, reprit le bout de bois, continua à creuser. Combien de temps lui fallut-il avant qu’il puisse marcher libre ?  Il renonça à récupérer son arme. Et qu’en aurait-il fait ?
Où était-il ? En fait, il n’en savait rien. Il tourna résolument le dos à l’étoile polaire. Il irait vers le sud.
Il traversa plusieurs champs, suivit quelque temps une route, prêt à disparaître dans le fossé s’il entendait le moindre bruit de moteur, ou de pas. Rien. Le canon tonnait très loin, vers le sud. Le front, s’il existait encore, se déplaçait très vite.
Il trouva une ferme ; elle avait été abandonnée, et pillée. On s’était amusé à casser la vaisselle : des piles d’assiettes avaient été jetées par terre. A l’étage, un miroir avait survécu, Dieu sait pourquoi. Il s’y vit, et se fit peur. Les plus abominables images des plus abominables sauvages n’approchaient pas du spectacle qu’il offrait. Il enleva tous ses vêtements, ouvrit des tiroirs, des placards. C’est au grenier qu’il découvrit le pantalon et la chemise dont il avait besoin. Il sortit dans la cour, inspecta tous les bâtiments. Une veste de toile était pendue à un croc, dans la grange.
Pas de chaussures. Il irait nu pieds. Rien à manger. Il trouverait des légumes dans les jardins.
Sur la margelle du puits, le seau était resté. Il aurait aimé boire de bonne eau fraîche. Mais il savait quel bruit la chaîne est capable de faire.
Il repartit, à la recherche d’un ruisseau où se laver.

 

Voir PORCAYRAGUES

Voir MÉDITATION

 

Voir aussi DISPARITION

Voir, pour l’analogie, DÉCEPTION