CASERNE

Joël Cauchard, une fois achevées de longues et laborieuses études, partit pour l’armée. Il avait déjà accompli les deux tiers de son service quand on lui raconta un beau jour une petite histoire qui faisait quelque bruit dans la caserne.
Il était arrivé toute une bande de nouveaux. Dans une chambrée, au moment de l’installation, l’un d’eux avait sorti de sa valise un curieux ensemble de tubes, de planches et de fils, qui avait suscité des questions.
Il avait répondu :
« C’est pour faire de la musique. »
Une brute quelconque avait aussitôt protesté. On n’allait pas leur casser les oreilles avec ce truc. Il s’était approché, avait saisi l’engin, s’était retrouvé par terre.
« J’irai, bien sûr, jouer ailleurs. »
Les connaisseurs apprécièrent la prise : c’était du beau judo. Ils prononcèrent un mot japonais.
Le musicien avait tenu parole. Il allait jouer à l’écart. Il y avait près du champ de tir un bouquet de bouleaux.
Il jouait si doucement que, d’un peu loin, on n’entendait pas le moindre son.
Quelques-uns s’approchaient, l’écoutaient sans rien dire. Beaucoup le trouvaient ennuyeux, ne revenaient pas.
On se gardait de l’offenser : on savait sa riposte foudroyante.
Les instructeurs le tenaient pour un peu toqué. On ne songea pas à en faire un sergent. Il était docile, respectueux ; il se servait bien de son fusil, mettait les balles au centre de la cible. Mais il y avait cet instrument bizarre, cette musique presque inaudible, le petit groupe qui se retrouvait, autour des bouleaux, pour l’écouter.
Les jours de permission, il partait marcher en forêt. Comme si on ne marchait pas assez comme ça, tous les jours de la semaine. Naturellement, on n’osait pas le lui dire en face. Un vantard s’y risqua, pour se faire bien voir d’un caïd. Il attendait la bagarre. Il reçut une réponse courtoise : « Quand on marche en groupe, avec les armes, on n’a pas le temps de regarder autour de soi. Et on fait peur aux cerfs, aux chevreuils, aux renards ».
Il savait bien des choses là-dessus, lisait les traces, estimait les fumées. Il y avait assez de chasseurs pour que son étoile grandisse. On le consultait, pendant les manœuvres : on avait trouvé un nid, des plumes.

Joël Cauchard fut de ceux qui venaient écouter la harpe, au soir, près du champ de tir enfin silencieux. Il n’avait guère d’autre idée de la musique que l’harmonium fatigué qui geignait dans la chapelle du collège. Sa mère méprisait les rengaines de la radio, et rêvait de Bach. Elle pleurait de n’avoir plus son piano (mais avait-elle jamais su en jouer ?)
Joël Cauchard fit aussi partie des expéditions du dimanche. Il découvrit la forêt, se rendit compte qu’il n’était pas plus fatigable qu’un autre : on lui avait toujours dit le contraire, et qu’il fallait se ménager.
Du coup, il prit presque plaisir aux exercices sportifs.
Mais c’était la musique qui le passionnait. Gildas lui en apprit les rudiments, ce qu’il en savait lui-même, ce que lui avait montré la dame aux cheveux blancs.
En transmettant ce maigre savoir, en s’obligeant à le mettre en mots, il se rendit compte qu’il était surchargé de développements inutiles, de grands mots vides, d’interdits solennels et creux. Il essaya de comprendre ce qui était l’essentiel. Saisir la qualité d’un intervalle. Deviner ce qui fonde la mélodie, ce qui s’en éloigne. Répartir les accents, les attentes, enfin comblées. Jouer lentement. Il avait toujours joué lentement.
La dame aux cheveux blancs faisait des arpèges, filait des gammes, éblouissait de traits en fusée. Il s’était longtemps dit qu’un jour, s’il arrivait à s’offrir une vraie harpe, il apprendrait à en faire autant. Puis des doutes étaient venus. La musique n’a-t-elle pour fin que d’éblouir ?

Joël n’osait pas toucher l’instrument. Il se croyait voué à la seule écoute. Il lui semblait découvrir d’étranges mathématiques, dans le jeu des notes.(1)

L’ivrognerie tonitruait. Plusieurs gradés ne manquaient pas de donner l’exemple. Tout le monde savait que le capitaine de la Vilbane de Surdalion se saoulait tous les soirs en compagnie de l’adjudant Croquant. Ils avaient beaucoup d’émules.
Joël prononçait parfois le mot « racaille », un mot que sa mère affectionnait. Le mot lui échappa, devant Gildas. L’autre n’était pas sûr d’en saisir le sens. Il comprenait mieux « canaille », qui apparaît dans les livres de chevalerie.
« J’appartiens à cette canaille. Je n’ai pas d’ancêtres, dit-il ; je n’ai pas même de mère. »
Il gardait une photo : un visage de jeune fille, aux traits flous, encore mal affirmés. Avait-elle jamais existé ?
Et les autres, les braillards, les soiffards, existaient-ils ?
« Ils existent, mais on ne sait pas leur parler.
—Tu crois qu’ils pourraient un jour ouvrir les oreilles ? »

Il avait vu arriver parfois  un de ces héros de pacotille, qui avait besoin de se confier : celui dont la mère était malade, celui dont la fiancée n’écrivait plus…
Comment la chose s’était-elle sue ? Pourquoi faisait-il bon parler à Gildas ?
Naturellement, les esprits forts parlaient de « confession ».
« Je ne leur demande pas leurs péchés. Je les écoute. »
La brute blessée n’en était pas moins brute, ne s’en saoulait pas moins.
« Je les ai cru méchants. Peut-être ont-ils seulement peur. »

Mois après mois, les anciens rentraient dans leur foyer. Les départs étaient l’occasion de beuveries exaspérées.
On se faisait des adieux gauches. On échangeait des adresses.
Gildas comprit un jour qu’il lui faudrait acheter un cahier, réunir toutes ces notes qui allaient s’éparpiller.
Il y inscrivit Joël, qui allait partir lui aussi. Il avait fait sagement des colonnes, tiré des traits : nom, prénom, adresse, téléphone.
« Tu vois qu’il n’y a pas de colonne  ‘péchés’ ».
Un mot ou deux pour aider la remémoration : « N’a pas envie de reprendre la boutique paternelle (on l’y pousse pourtant) ; ne veut pas épouser sa cousine. »
On l’y pousse pourtant. On l’enferme.

 

(1) Voir LUMEN.

 

Voir LE SALUT PAR LES CHIFFRES

APPARITION DU CAPORAL