LE SALUT PAR LES CHIFFRES


En fait, si l’on oublie l’intermède militaire, Joël Cauchard passa d’un collège à un autre, quitta l’atmosphère dévote de Saint-Évremont pour le laïcisme plat de Beaufort-en-Tarlais, qui n’avait pas encore de héros éponyme.

Il était à peine arrivé que Maryline songea à le prendre dans ses filets. Les travaux d’approche durèrent plusieurs mois. L’assaut eut lieu au printemps, dans « le rajeunissement de l’éternelle nature, quand l’arbre jette une nouvelle tige puissante ». Ils firent un voyage. À la rentrée, on les maria gentiment, entre copains. Gilbert Cauchard se déplaça, entre deux vins. Il se comporta à peu près décemment.
Maryline, donc, épousa Joël. Elle semblait douce, quoique vive. Il semblait sobre.
Il l’était même un peu trop : il ne buvait jamais de vin. Cela n’avait pas l’air sérieux. Était-il vraiment un homme ? Elle n’avait pas de raison d’en douter. Mais elle tenait aussi à la manifestation de caractères sexuels secondaires : la consommation d’alcool en fait partie. Il y eut donc une bouteille sur la table, et beaucoup d’autres dans la cave. Car l’appartement comportait une cave.
Elle se persuada bien vite que leur logement manquait d’allure : un canapé ne l’aurait pas déparé. Un canapé de cuir ? Pourquoi pas ?
Joël pouvait faire des heures supplémentaires, donner des leçons particulières.
Il fit des heures supplémentaires, donna des leçons particulières.
Il songeait qu’un jour ils auraient des enfants. Un seul, disait-elle, et pas tout de suite. Elle prenait les mesures indispensables pour retarder l’événement. Il fallait d’abord déménager.

Mais au lieu de changer d’appartement, elle changea d’homme. Un prof de gym qui parut plus désirable : il ne reculait pas devant la bouteille. Elle partit un beau matin, après des explications d’une parfaite clarté.
Joël vendit le canapé.

Il se mit à boire.
Insensiblement, il forçait les doses. La cave était bien fournie. Il prit soin de ne pas la laisser se vider.
Il avait un peu honte. Il n’osait pas trop dépenser. Il buvait des poisons à deux sous. De la crapule, comme on disait autrefois. Il en usait avec assez de sagesse pour ne jamais être surpris en état d’ébriété, et même pour n’y jamais parvenir tout à fait. L’hébétude paternelle le gagnait insidieusement.

Il faisait son travail un peu vite, n’inventait plus rien, vivait sur son acquis. Aux moments de grande tristesse, il relisait les cartes que Gildas lui avait envoyées, de temps à autre. Gildas semblait s’accommoder de la banque, des heures passées derrière un bureau. Il était monté en grade. Il recevait la clientèle et la conseillait. On lui confiait des secrets. Il découvrait les convoitises. Pour gagner un sou, on aurait marché sur des cadavres ; la cruauté n’empêchait pas l’attendrissement, l’attendrissement sur soi. Dans tout grippe-sou, il y a une victime à qui l’on a fait tort.
Joël n’y tint plus. Il écrivit à Gildas ces simples mots : « Au secours. »
Il porta sa lettre un jeudi. Le dimanche matin, Gildas était là : il avait voyagé toute la nuit. La nuit suivante, il fit le trajet inverse.
Il s’imposa plus d’une fois cette obligation. Tout au plus avait-il prévenu que si quelqu’un lui faisait signe, il ne pourrait pas venir. Il dit un mot de Ginevra.
Joël se persuada qu’elle aussi avait besoin de réconfort, qu’elle était comme lui désemparée.
Gildas entraînait Joël dans des marches infinies, à travers les forêts qui protègent Beaufort-en-Tarlais. L’autre ne rechignait pas. Il négligea sa cave, retrouva la fadeur de l’eau.
« Tu ferais mieux de ne pas rester dans cette ville ».
Joël ne semblait pas l’entendre. Demander une mutation ? Pourquoi ? Qu’obtiendrait-il de moins ennuyeux ?
« Non. Changer de métier. Trouver un emploi à Paris. »
Pourquoi à Paris ? Joël n’avait pas d’ambition.

 

C'est alors que parut  Lucile Saran. Elle venait enseigner la musique, dans ce collège au bout du monde.
Joël Cauchard était ébloui comme les autres.
Elle habitait Paris, passait des heures dans des trains paresseux ou dans des salles d'attente poussiéreuses pour aller, chaque semaine, voir son mari et ses deux fils. Elle trouvait en plus le moyen de préparer une thèse.

Belle, évidemment, plus qu'on ne saurait dire. Une voix chaude, à vous retourner les sangs. Un sourire triste, à vous faire fondre.
Visiblement il était aussi impensable de lui raconter des fadaises que de faire l’imbécile dans la salle où elle enseignait.

C’était peut-être la première fois que l’administration avait nommé à Beaufort un professeur de musique qui connaissait vraiment la musique. Joël posa à Lucile des questions sur les arcanes de son art, ces questions auxquelles Gildas n’avait pas su répondre. Plus que jamais, il lui semblait qu’un lien mystérieux unissait la musique et les mathématiques.


À la rentrée d'octobre 1975, on apprit que Lucile ne reviendrait plus au collège. La musique serait désormais enseignée par un professeur d’anglais, qui savait tout juste comment fonctionne un tourne-disque.
Joël Cauchard perdit l’habitude de parler à qui que ce soit, hors les moments où il faisait cours. Il restait seul avec sa morosité. Il se persuadait que Lucile lui avait parfois, à lui plus qu’à d’autres, parlé de ses soucis, de sa lassitude, de ses tristesses. Il aurait dû, avec elle, être plus chaleureux, moins réservé, moins sottement timide. Non, elle ne serait pas tombée dans ses bras. Il aurait seulement été un ami en qui on peut avoir toute confiance. Il se faisait des reproches. Et il se reprochait de s’en faire. Pourquoi aurait-elle pris garde à lui plus qu’à un autre ? Ses illusions lui parurent ridicules. Et peu à peu il se remit à boire.
Sans éclats, comme par le passé.
Il sombrait.

 

Un jour, il prit peur. Une seconde fois, il appela Gildas au secours.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

Joël Cauchard raconta. Il n'y avait rien à raconter, ou presque. Un rêve d'enfant. Une belle dame était passée, laissant une folle envie de musique.
« Tu n’as jamais entendu un vrai orchestre ? «
On n’entend pas de vrais orchestres à Beaufort-en-Tarlais. Ils prirent le train un vendredi soir, le train qu’aurait pris Lucile. Joël entendit un vrai orchestre. Il revint le lundi matin, la tête pleine de Mozart et de Brahms. Un vrai orchestre avait la voix de Lucile.

— Joël, il faut que tu sortes d'ici.
— Mais où veux-tu que je la retrouve ?
— Ne sois pas stupide. Ce n’est pas de la retrouver qu’il est question, c'est de vivre. Tu ne la retrouveras jamais si tu ne vis pas. Or ici tu t’abrutis avec des bouteilles. Elle t’a été envoyée pour que tu vives enfin. Tu vivras parce que tu sais qu’elle existe. 

La conclusion de cette homélie, toute luisante de reflets ésotériques, fut assez inattendue :
— On peut faire des études par correspondance. Apprends la comptabilité. »
Le détour, finalement, parut clair :
« Tu sais des maths. Tu les enseignes. Si tu demandes ta mutation, tu l’attendras dix ans. On t’enverra à Château-Gontier. Entretemps, tu seras devenu imbécile : l’attente t’aura épuisé. Il y a des métiers où les gens ont peur de Paris, parce que c’est cher et bruyant. Apprends un de ces métiers-là. Et tu iras au concert écouter de vrais orchestres. Tu y rencontreras la belle. » 

 

Gildas Deslandes avait-il raison ? Je ne sais. Peut-être les comptables peuplent-ils Paris, alors qu’on en manque à Bergères-les-Vertus. Joël Cauchard eut de la chance. Il décrocha un diplôme, étudia les petites annonces, apprit qu’un sieur Bontempi, plombier, cherchait un comptable. Il se présenta, fut accepté.

Il s’acheta un petit appartement rue du Moulin de la Vierge. Il alla au concert. Il apprit le violon. Il se mit à lire.
Il voyagea, découvrit l'Égypte (où nous nous sommes rencontrés). C’est ainsi qu’il est devenu égyptomane, et aussi, très modestement, à sa manière, égyptologue amateur.

 

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LUMEN

AKHÉNATON

JE LIS BONTEMPI

LUCILE SARAN