JE LIS BONTEMPI DANS LE TRAIN

 

(Récit du traducteur)

 

Je lis Bontempi dans le train. Je n’y comprends pas grand-chose.
C’est une reproduction anastatique, assez mal faite. Il manque des lettres. Je confonds constamment le r et le t.
L’italien n’est pas mon fort, surtout l’italien du 17e siècle.
Et la théorie de la musique antique, avec le phrygien, l’ionique majeur et le proslambanomène, me passe par-dessus la tête.
Un monsieur me regarde. Il est assis en face de moi. Il regarde mon livre. Il a l’air bouleversé. Si bouleversé que je me dis : « Il faut que je fasse quelque chose ». Je lui souris. Alors il ose ouvrir la bouche.
« Vous vous intéressez à la musique, Monsieur ? »
Il faudrait une réponse vague. Non. Il a déchiffré les deux mots inscrits en lettres d’or sur le dos du livre.
Historia musica. Il a bien lu : Historia musica, et pas : Historia musicae. Nuance, qu’il comprend parfaitement. Alors je n’hésite pas.
« Bontempi n’est pas commode. »
Son visage s’illumine.
« Vous connaissez Bontempi. »
Ce n’est pas une question ; c’est une affirmation. Incontestablement, je connais Bontempi. Au moins, je sais qui c’est.
Et nous voilà partis pour une longue conversation. Je pose mon livre.

Mon voisin s’appelle Joël Cauchard. Il m'explique qu’il habite Paris, qu’il est comptable dans une petite entreprise de plomberie dont le patron s’appelle Bontempi. Angelo Bontempi. C’est un homme estimable, très compétent dans son domaine. Il fait bon travailler avec lui.

Mais la mention de cette coïncidence ne pourrait que nous égarer. Mon interlocuteur a été professeur de mathématiques dans un collège lointain et le Bontempi qu’il a rencontré alors avait une tout autre allure : poète, musicien, ingénieur, historien, théoricien de la musique ; c’était un homme universel.

« Vous avez rencontré Bontempi dans un collège?

— Pas en chair et en os, bien sûr. Mais il en a été beaucoup question, à cause d’une collègue qui enseignait la musique et faisait sur lui une thèse. »

L’éclat de l’œil est en désaccord avec ce mot tout formel: « collègue ».

« Elle nous parlait de lui, de son opéra, elle nous racontait des anecdotes et les plus jeunes d’entre nous se sont mis à broder sans fin sur ses canevas. Il s’est dit beaucoup de folies, à la table du réfectoire. C’était pour la divertir, car elle avait beaucoup de soucis, passait par des heures mauvaises. Il faut dire que sa vie était impossible: obligée de vivre à Paris, avec un mari qui ne la méritait pas, elle passait des heures dans le train, pour rejoindre notre minuscule ville. Elle voyait à peine ses deux fils, dont s’occupait sa mère. Elle n’est pas restée longtemps. »

Un soupir sert de point d’orgue à cette tirade. Il en dit plus long que tous les mots.

« J’imagine qu’elle ne racontait pas seulement des anecdotes, pittoresques et vaines. Elle vous a parfois parlé de musique. »

J’ai touché juste. Il pâlit.C’est d’une autre voix qu’il me raconte l’histoire d'une antienne: « Lumen ad revelationem gentium ».

Autrefois, j’ai passé des heures à recopier le livret du Paride, dans le petit paradis que le Bibliothèque nationale a consacré à la musique. Qui m’aurait dit que ce travail d’écolier me conduirait à rencontrer une belle dame, et qui avait un admirateur si sympathique et si tremblant, je ne l’aurais pas cru.

 

À propos de Joël Cauchard, voir

STÈLE

LE SALUT PAR LES CHIFFRES

Voir aussi

LUCILE SARAN

LOUSTICS

LUMEN

APPARITION DE LUZ

 

et, sur Bontempi, AB OVO

(la note 2 de AB OVO donne une brève indication sur le titre Historia musica.)