AB OVO

Bontempi est l’homme des commencements. Il a composé, avec Il Paride, « le premier opéra jamais joué en Allemagne ». La formule est inexacte. (1) Son Historia musica passe pour la première des histoires de la musique. (2) Ce n’est sans doute pas une histoire de la musique au sens où nous l’entendons ; on n’y trouve ni une galerie des grands compositeurs ni un musée chronologique des formes, du bref prélude à l’opéra interminable. Mais c’est une histoire, qui comporte au moins un événement : le passage de la monodie antique au contrepoint moderne. L’auteur fustige les ignorants qui croient encore que les Grecs chantaient à plusieurs voix.

C’est aussi une histoire qui pose la question de son propre commencement : quand la musique est-elle apparue ? La réponse s’impose avec autorité : selon la Bible, Jubal « fut le père de ceux qui jouent de la harpe et l’orgue. » Il a vécu vers l’an 600. Entendez : 600 après la création du monde. Bontempi suit Alsted, (3) qui suit Scaliger, qui date l’événement de 3950 avant notre ère.

(Que les rieurs s’abstiennent. Il y a trois cents ans, on vivait sans aucune image de la préhistoire, sans aucune sensation d’une vitesse plus grande que celle d’un cheval au galop.)

En fait, l’invention de Jubal s’est perdue avec le déluge universel, qui a nettoyé la planète en l’an du monde 1656, donc en 2294 avant notre ère. Il a fallu tout reprendre au début. C’est Mercure qui s’en est chargé, un grand savant que ses contemporains, admiratifs, ont transformé en dieu quand il est mort. La chose s’est produite 344 ans après le déluge, soit exactement 2000 ans après la création du monde, ou 1950 années avant notre ère.
Bontempi est sûr de sa science. À ses yeux, Ussher s’est trompé, lorsqu’il a retenu le dimanche 23 octobre 4004 comme date de l’apparition de l’homme.

(Que les rieurs s’abstiennent.)

Bontempi aurait dit au chevalier de Porcayragues, qui, paraît-il, le rapporte dans ses mémoires : « je devrais commencer ab ovo ; le mot, ici, convient ». Le mot, il le connaît par un célèbre vers d’Horace, qu’on trouve encore aujourd’hui dans tous les dictionnaires sérieux : Homère « ne commence pas la guerre de Troie par l’œuf double. » (Gemino... ab ovo.)
L’allusion est patente, et badine. Car en fait, dans son opéra, Bontempi, poète et compositeur, auteur du texte et de la musique, raconte le début de la guerre de Troie, mais ne s’amuse pas à remonter jusqu’à l’œuf. L’œuf est pour lui une manière de parler : il n’y croit pas. Il est sûr que Mercure a vécu, au temps de Sémiramis ou peu s’en faut, mais il ne peut pas admettre que Jupiter se soit déguisé en cygne, que Léda, reine de Sparte, se baignant dans un fleuve tiède, ait trouvé du charme à l’oiseau et se soit laissée approcher de très près. Neuf mois plus tard, dit la légende, elle pondait un œuf ou deux. On en voyait sortir Hélène et ses frères les Dioscures, ou les Gémeaux, c’est-à-dire Castor et Pollux. Une trinité, en quelque sorte.(4)
Peut-on commencer à raconter la guerre de Troie sans évoquer tout au long cet épisode qui a fait longtemps, et fait toujours, la joie des sculpteurs et des peintres ? Puisque c’est pour Hélène que se sont livrés tant de combats, que sont morts tant de malheureux jeunes gens, peut-on ne pas d’abord mettre sa naissance sous les yeux des auditeurs ? Homère ne l’a pas cru, et Bontempi non plus.
Il commence beaucoup plus tard. Pourquoi Pâris, prince et berger, est-il chargé de juger les déesses ? Tel est en effet le sujet qu’il faut traiter. Encore un sujet qu’affectionnent les peintres.
Pourquoi ce jugement ? Il faut remonter un peu plus haut. Pas jusqu’à l’œuf, mais presque. Les dieux sont à table. Ils célèbrent, par un festin, les noces de Thétis et de Pélée. La joie règne, et l’ambroisie coule à flots.
En fait, ces noces sont à elles seules, une tragédie. Il faudra bien, plus tard, y faire allusion. Peut-on vraiment oublier que la déesse, fille de Nérée, le Vieux de la Mer, a été contrainte d’épouser un mortel ? Elle n’en avait nulle envie : éternellement jeune, elle allait voir le pauvre homme vieillir, s’affaiblir, retomber tristement en enfance. Mais un oracle a fait savoir que le fils de Thétis serait plus puissant que son père. Qu’adviendrait-il si elle cédait à un dieu ? L’ordre du monde serait compromis. L’ordre du monde repose sur la force de Jupiter, à qui nul ne peut s’opposer. On a donc choisi un héros, car il faut bien faire les choses. C’est Pélée qui aura Thétis pour femme. Leur fils n’est autre qu’Achille. Pélée est un héros ; avec d’autres héros, avec Castor, avec Pollux, avec Hercule, avec Orphée, il a fait partie des Argonautes. Malgré tout, Achille est plus grand que lui.
Tout cela Bontempi le sait. Y croit-il ? Non, sans doute. Il avait besoin de Thétis parce que, selon les bons auteurs, c’est le jour des noces que la Discorde a entrepris de troubler la bonne harmonie qui régnait entre les dieux. Elle aurait pu choisir un autre jour. Il lui suffisait qu’ils soient tous réunis, et joyeux.
Sur la table du festin, elle fait rouler une pomme. Une pomme d’or, dit-on, sur laquelle on lit ces mots gravés : « A la plus belle. » Le superlatif relatif exerce une fois de plus ses méfaits. (5) Une déesse est plus belle que toutes les autres. L’esprit de concours anime ce monde, et, parfois, le mène à sa perte. Que cherche la Discorde ?
La Discorde est une allégorie. C’est une idée que l’on couvre d’un corps. Donc c’est un personnage que l’on peut montrer sur un théâtre. Bontempi s’est emparé de ce détail. Il en tire de belles conséquences, tout à fait scéniques. (6)
La pomme roule sur la table. Quelqu’un lit à haute voix l’inscription. « À la plus belle ». Et Junon tend la main. Elle est la sœur de Jupiter et sa femme. A Samos, à Argos, on la respecte. Elle est la Dame. Qu’elle soit belle, nul n’en doute, d’une beauté majestueuse, sculpturale. Reine des dieux, elle se doit de faire valoir son droit. « Qu’on me donne cette pomme ».
Pallas tend la main. On l’appelle aussi Minerve. Elle est la Dame à Athènes et en plusieurs autres lieux. Pourquoi tient-elle à faire reconnaître sa beauté, sévère, imposante ? Junon a besoin, souvent, de séduire son époux, d’éveiller en lui le désir. Elle y parvient sans peine. Pallas ne supporterait pas qu’un mâle, homme ou dieu, s’approche d’elle, encore moins qu’il la touche. Pense-t-elle que sa beauté est l’autre face de sa lumineuse sagesse ? Son corps est pur comme est clair son esprit. Elle tend la main. « Qu’on me donne cette pomme ».
Vénus est Vénus. Elle tend la main.
A tous ces dieux, à toutes ces déesses, Bontempi donne des noms latins. Ce n’est pas qu’il ignore le grec. Mais s’il disait Zeus, ou Héra, ou Athéna, ou Aphrodite, ses contemporains ne l’entendraient pas. Il n’a pas dit que la musique était un don fait aux hommes par Hermès. On ne connaît que Mercure, même après plusieurs années de collège. Bontempi est poli. Il se plie aux coutumes, aux usages. Il n’en pense peut-être pas moins. Imitons-le. Faisons comme si nous vivions à son époque.
Naturellement, c’est vers Jupiter que l’on se tourne. Va-t-il trancher ? Il s’en garde bien. Son pouvoir repose sur sa force, mais aussi sur sa prudence. Junon est sa sœur et sa femme ; Pallas est sa fille ; Vénus aussi. La solution est simple : renoncer, nommer un arbitre. Il choisit Pâris, un mortel, un beau mortel ; peut-être, à ce moment-là, le plus beau de tous les mortels. Jupiter réfléchit comme un Grec, comme un personnage de Platon. Seul celui qui possède la beauté est à même de juger de la beauté.
Donc on charge Mercure d’emmener les déesses sur le mont Ida, pour que le berger, qui est prince, rende une sentence. Un nuage leur servira de voiture.
L’action est lancée. La Discorde a fait le prologue. Sans remonter jusqu’à l’œuf, on a trouvé un bon commencement, un commencement presque absolu. Mais en fait, est-il possible de trouver un commencement absolu, ou simplement presque absolu ? Ces deux mots : « presque » et « absolu » ne jurent-ils pas de se trouver ensemble ? Les joindre, n’est-ce pas un peu tricher ?
Le nuage arrive sur le mont Ida. Les déesses mettent pied à terre. Mercure explique au prince ce qu’on attend de lui. Et les belles dames se mettent à parler. On dirait des fées qui promettent des dons.
Junon propose la puissance. Pâris régnera sur l’Asie entière.
Pallas propose la sagesse, qui porte avec soi le courage. Pâris sera un grand guerrier mais aussi un orateur que l’on écoute dans le conseil.
Vénus propose Hélène.
Tout cela, les bons auteurs l’ont dit mille fois, sous toutes les formes ; dans des tragédies, dans des dialogues, dans des notices de toute espèce. Bontempi leur emboîte le pas.
Et tout s’enchaîne. Pâris donne le prix à Vénus, qui l’aide à conquérir Hélène. Il enlève la belle, la ramène à Troie.
Bontempi dérobe la fin comme il a caché le début, dans la brume d’une allusion. Un mot, en passant, annonce que Troie va périr.
On sait pourtant qu’elle renaîtra. Serait-ce qu’il n’y a pas de fin absolue ?

La structure est satisfaisante : entre un commencement (presque) absolu et une fin (presque) absolue, une ligne simple. Et pourtant non. Œnone complique les choses. Œnone est une bergère amoureuse de Pâris et dont Pâris est amoureux. La promesse de Vénus les sépare : le prince ne pense plus qu’à Hélène. L’histoire d’Œnone ne s’achève pas pour autant. (7)

On a reproché à Bontempi d’avoir assez mal ordonné son livret, d’avoir multiplié les épisodes inutiles : plusieurs personnages n’apparaissent que pour une scène. Ils chantent un air, et s’en vont. Souvent leur jeu relève de la pitrerie ; on voit des bergères impitoyables, des amants transis ; on voit aussi un ivrogne, un bègue et divers imbéciles. Leurs histoires existent à peine, commencent par hasard, finissent dans les sables.
Il en était conscient. Sa préface explique, non sans pédantisme, que son œuvre n’est ni une tragédie, ni une comédie, mais un « erotopægnion ».(8) Ce mot bizarre pose bien des questions.

 

(1) Il faudrait dire: « le premier opéra italien qui ait été joué à Dresde » ; d’une part, on a pu voir à Dresde, le 13 avril 1627, un opéra en langue allemande, la Dafne, de Heinrich Schütz ; d’autre part, des opéras italiens ont été représentés à Innsbrück dès le milieu des années 50.

(2) Bontempi a écrit une « Historia musica », une « histoire musicale » et non une « historia musicae ». Le mot « histoire » a sous sa plume presque le même sens que dans « histoire naturelle ».

(3) Johannes Henricus Alstedius (1588-1638). Thesaurus chronologiae. Herborna Nassoviorum 1650

(4) Voir MULTIPLICATION DES TRINITÉS

(5) Voir SUPERLATIF

(6) Voir PROLOGUE

(7) Voir ŒNONE

(8) Voir EROTOPÆGNION

 

Le livret que Bontempi a écrit pour son opéra possède-t-il une réelle cohérence ou s’agit-il, comme on l’a prétendu, d’un ensemble de scènes artificiellement réunies ? Il est fait allusion à cette question, et plus généralement au problème de l’unité  des œuvres,  dans
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