EROTOPÆGNION


C’est le hasard qui m’a mené vers Bontempi. J’ignorais jusqu’à son nom. Et soudain je suis devenu curieux de tout ce qui se rapporte à lui. Lucile Saran m’a fourni d’innombrables informations.
Elle m’a dit : « C’est un touche-à-tout ». Je ne connaissais pas le mot, qui n’a pas en russe d’équivalent vrai. Je l’ai reçu comme une gifle. Car soudain, j’ai eu l’impression de comprendre qui je suis, quelle est ma vraie nature : moi aussi, je suis un touche-à-tout.
Bontempi se mêlait de musique, de poésie, d’histoire, et parfois de théologie ; il gravait des camées, des intailles ; il assemblait des horloges. Pour le théâtre il construisait des machines, faisait souffler le vent, voguer les navires ; amenait des dieux sur la scène grâce à des chars volants attelés de cygnes ou de lions. Il chantait, jouait du clavecin, du théorbe et de la viole de gambe. Et il a écrit un livre si savant qu’il n’a jamais pu avoir plus cent lecteurs.
Moi aussi, je me laisse prendre à toutes sortes d’objets. Dilettante, dira-t-on. Je préfère « touche-à-tout ».(1) On le dit, paraît-il, des très jeunes enfants, qui ne respectent rien, mettent la main dans le lait bouillant, jouent avec des ciseaux pointus.
À travers les siècles, Bontempi m’est sympathique. C’est pourquoi j’ai lu tout ce qui m’est tombé sous la main. C’est pourquoi j’ai accablé Lucile Saran de questions. Elle le considère comme un individu sérieux jusqu’au funèbre, capable du pédantisme le plus lourd, du fanatisme le plus abrupt. Certains détails que je tiens d’elle m’ont au contraire laissé supposer en lui un « pince-sans-rire ». (2) Encore un mot qui n’existe pas en russe.
Quel besoin avait-il, pour qualifier son œuvre majeure, où nous voyons tout simplement un opéra, d’aller déterrer ce mot invraisemblable : « erotopægnion » ? Son Paride (entendez : « Pâris », celui qui a enlevé Hélène) n’est, s’il faut l’en croire, ni une tragédie, ni une comédie, ni un drame. Dans sa préface, il avance des arguments pour écarter tous ces termes connus. Et, quand il a fait le vide, il laisse tomber d’un air détaché ce monstre : «erotopægnion ».
En fait, je triche. Je connaissais le mot. Ce poète intarissable que fut Valéri Brioussov a publié, au milieu de ses innombrables recueils personnels et de ses gros volumes de traductions, une toute petite plaquette dont les manuels d’histoire littéraire parlent le moins possible : quelques dizaines de poésies latines, avec leur reflet en russe, juste ce qu’il faut pour que rougissent jusqu’aux yeux les personnes pudiques et pour que hurlent les censeurs, qui, peut-être, s’en délectent dans le secret. Or cette plaquette, impertinemment illustrée, porte justement ce titre piquant : « erotopægnia ».
Comment je connais cette plaquette ? Je le raconterai ailleurs.(3)
J’y pensais d’autant plus facilement que, comme on le sait par Rubens, par Cranach et par beaucoup d’autres, Pâris, qui était un prince, fils de Priam et frère d’Hector, eut à comparer les beautés de trois déesses, et, pour rendre une juste sentence, invita les candidates à se défaire de tous leurs voiles. Une question se posait, que je n’ai pas résolue : comment a-t-on pu représenter cette scène sur un théâtre, en présence de toute la cour de Saxe ? Qu’importe ? De toute façon, mon bonhomme m’est d’abord apparu comme un fieffé coquin.
J’ai rêvé sur son double nom. C’est pourtant la chose la plus innocente qui soit. Il est né Angelini. Il a pu faire des études grâce à un mécène, un Cesare Bontempi, dont il a pris le nom. C’était, à l’époque, banal. Malgré tout, à mes yeux, il apparaissait double. N’a-t-il pas signé d’un double nom son dernier livre : Historia musica, « par Giovanni Andrea Angelini Bontempi, de Pérouse » ?
On en a fait un catholique intransigeant. Il exerçait son métier, venant d’Italie, dans un pays protestant, la Saxe. Il y fit parler de lui, en rachetant des reliques de saints, que les « hérétiques » (c’est lui qui parle) auraient volontiers, les croyant mensongères,  détruites ; lorsque parut, à Dresde, un ouvrage où les jésuites étaient férocement attaqués, il racheta toute l’édition et l’envoya au bûcher. Que signifiait cette provocation ? N’y avait-il pas de l’hyperbole dans cette piété affichée ? De l’hyperbole, ou de la comédie ?
Certaine coïncidence continue à m’étonner. Lorsqu’on raconte l’histoire du jugement de Pâris, aussi bien que lorsqu’on la peint sur une toile, on doit faire apparaître Mercure. Ce dieu au casque ailé s’est trouvé chargé de conduire les trois déesses sur le mont Ida, où le prince faisait paître ses troupeaux. Mercure passe par ailleurs pour avoir inventé la lyre, et, en fait, tout ce qui sonne bien pour la joie des oreilles et pour celle des cœurs. Aussi est-il longuement question de lui dans le livre que Bontempi, sur ses vieux jours, a consacré la théorie musicale, aussi bien celle des Anciens que celle des Modernes. La page de garde est ornée d’un dessin de tortue ; car c’est avec une carapace que l’enfant dieu a réalisé le premier instrument qui soit capable de fixer des sons.
Bontempi savait assez de grec pour donner au saint patron de tous les musiciens son véritable nom : Hermès. Il gardait le mot latin, « Mercure », pour les profanes.
Quand, après avoir longtemps servi les princes électeurs, il est revenu à Pérouse, il s’est acheté une maison, dans une petite ville qui s’appelle Brufa. À quel saint est consacrée l’église principale du lieu ? À saint Hermès. Ce détail a-t-il pesé sur la décision de notre homme ?
On conte une anecdote insignifiante : le 3 novembre 1662, une heure avant la représentation du Paride, il apparut qu’avait disparu un des trois enfants qui chanteraient à l’acte III un petit divertissement joyeux. Adam Merkel, le père, était fou d’inquiétude. Or ledit Merkel devait, dès l’acte I apparaître en Mercure. Mais, dans l’état où il était, pourrait-il émettre le moindre sol dièse ? Il croyait savoir où le marmot avait pu se cacher. Il l’irait chercher sans attendre. « Mais, Monsieur le Maître de chapelle, si je ne revenais pas à temps ?... » Bontemps le rassura. Un coup d’œil sur la partition pour se remémorer ce qu’il avait écrit, et il pourrait tenir le rôle. Un rôle bref ; deux répliques ; quelques mesures à peine.
Il revêtit la tunique bleue, le manteau gris, le casque avec les ailes. « Je suis un dieu », pensa-t-il. « Et pas n’importe lequel. » Il marchait de long en large, en se répétant, avec la mélodie prévue, les vers qu’il avait lui-même écrits :


J’obéis à celui qui régit l’univers ;
Je me fais une loi du moindre de ses signes.(4)


 « Tiens », pensa-t-il. « On dirait un maître de chapelle, humble devant le Maréchal de la Cour, qui lui ordonne de composer un opéra. »
Il fut Mercure, sur la scène. Ce souvenir ne le quitta jamais. Il le ravivait de temps à autre, non sans piété.
Ne s’était-il pas préparé à cette métamorphose ? Quand il publia son texte, il consacra toute une page à indiquer comment une sage « disposition » avait permis de n’utiliser que onze chanteurs, alors qu’il avait prévu vingt-cinq personnages. La même voix de basse profonde se chargeait successivement de Jupiter et de Priam.
Une autre rencontre est lourde de sens : puisque Vénus ne paraît plus après l’acte II, puisqu’Hélène n’intervient pas avant l’acte IV, c’est la même voix qui chante les deux rôles. La mortelle serait-elle un avatar de l’immortelle ? Rien, absolument rien n’est dit explicitement dans ce sens. Mais rien n’empêche de laisser libre cours à la fantaisie théologique.
Pourra-t-on se permettre alors de remarquer qu’à l’acte V les interprètes de Junon et de Minerve viennent incarner les deux vauriens qui veulent violer Œnone ? On soupçonne des abîmes de perversité.

Ai-je jamais joué à être Bontempi ? Je m’imagine achetant des reliques.

Voir

L’ACADÉMIE DU MÉLICRATE

ŒNONE

 

À défaut d’acheter des reliques, Bontempi n’a-t-il pas entrepris de

CORROMPRE L’INCORRUPTIBLE ?

 

(1)En français dans l’original russe.

(2)Là aussi le mot est en français dans l’original russe.

(3) À ma connaissance, cette promesse est restée sans effet. La plaquette de 47 pages, illustrée, hors commerce, a été réalisée en 1917. — Béloroukov a tort. Dans l’Antiquité et à la Renaissance, le mot « erotopægnion  », quels que soient la graphie et les suffixes dont on l’affuble, désigne seulement un recueil de poésies amoureuses. Le sens obscène n’apparaît pas avant le XVIIIe siècle. Bontempi d’ailleurs traduit lui-même le grec par le latin : « ludus amoris », i.e. « jeu d’amour ».

(4) Le livret de Bontempi a fait l’objet d’une traduction, sous le titre LE BERGER PÂRIS