CONJECTURE DE RAYMOND VAYSSE


Lucile Saran préparait, sous la direction du professeur Raymond Vaysse, une thèse de musicologie qui avait pour titre : « Le Langage musical de Giovanni Andrea Angelini Bontempi (1625-1705) ». Travail extrêmement technique, qui supposait de longues analyses, des comparaisons avec les pratiques des musiciens de la même époque, Frescobaldi, Carissimi, Mazzocchi, Cavalli, Cesti…
Je cite ces noms avec assurance, mais je dois avouer que ce ne sont, pour moi, que des noms. Je leur trouvais un grand charme. Est-ce parce que l’italien est une langue mélodieuse ? Est-ce parce que c’est Lucile qui les prononçait ?
Elle s’intéressait en particulier aux enchaînements d’accords ; dans ce domaine, Bontempi n’est guère original. Il lui arrive pourtant de s’éloigner de la routine. C’est le cas dans Le Jugement de Pâris, au moment où le prince, ayant effrontément invité les déesses à se dépouiller de tout voile, est soudain subjugué par la beauté de ce que voient ses yeux.
Qu’on ne me demande pas en quoi consiste cet enchaînement. Je fais confiance à Lucile Saran. Elle m’assure qu’il se rencontre rarement. « Il est aussi inattendu que la scène qu’il accompagne. Un prince garde ses moutons ; il voit arriver, sur un char volant, Junon, Pallas et Vénus, qui s’opposent dans quelque chose comme un concours de beauté. Il doit être leur juge. » Je suis assez instruit pour reconnaître Héra, Athéna et Aphrodite ; mais je ne comprend pas comment le sol dièse que lance alors Pâris bouleverse toutes les bonnes habitudes.
Par une triste journée de novembre, Lucile Saran était allée voir son directeur de thèse. Elle lui expliquait ce dont je viens de parler, rendait compte de ses recherches dans l’œuvre de Cavalli, quand soudain il l’interrompit :
« Êtes-vous sûre, chère Madame, que votre auteur était un véritable castrat ? »
Elle resta interloquée. Ce n’était pas possible. Il se moquait d’elle. Le contrat, pourtant, avait été clair dès le début : elle n’avait pas à s’occuper de biographie.
« Est-ce que les castrats ont une manière particulière de composer ? Y a-t-il des accords qu’ils sont seuls à employer ? 
— Je ne dis pas ça, mais tout de même… »
Trois jours après, elle ne s’en était pas remise. Comme tous les lundis, elle se leva à quatre heures du matin, prit le train, puis un car, arriva à Beaufort-en-Tarlais, franchit la porte du collège. Ses cours se déroulèrent sans histoire. Quand elle alla déjeuner, quelqu’un lui dit : « Ça ne va pas ? Tu as une drôle de tête. » Elle se mit à pleurer.
On l’entoura. On tenta de la consoler. Pourquoi s’imposait-elle cette vie impossible ? Elle finit par s’expliquer.
« C’est rageant. Je pose de vraies questions, des questions de métier. Et lui, il s’en moque. Il veut des anecdotes, et crasseuses de préférence… »
On ne savait pas trop ce que c’était que ces « questions de métier ».
« Bah ! dit un loustic, il a voulu te faire entendre qu’il n’était pas, lui,… » (1)
Un autre insinua que les castrats, en ces temps anciens, avaient une vie difficile ; on les appréciait quand ils chantaient. C’était leur vrai rôle. S’ils se mêlaient de composer, on les traitait avec mépris.
Un troisième prétendait savoir qu’il y a castrat et castrat, que tout dépend de la méthode utilisée pour garder aux enfants leur voix d’ange.
Quelques gaudrioles cherchèrent à éclaircir l’atmosphère. Puis la conversation dériva. Le hachis Parmentier n’était décidément pas mangeable.
Longtemps après, quand j’ai rencontré Lucile Saran, elle m’a rapporté, avec l’anecdote, l’argumentation du professeur Raymond Vaysse.
« Bontempi était maître de chapelle à la cour de Saxe. N’est-ce pas ? Le prince électeur a voulu un opéra. Vous me suivez ? Il était en admiration devant Louis XIV et l’imitait autant qu’il le pouvait. Est-ce invraisemblable ? Or on avait fait venir de Venise en France le grand Cavalli, pour qu’il compose un Hercule amoureux, qui serait joué lors des noces royales. Je ne me trompe pas ? Donc on donnerait à Dresde une tragédie en musique. En musique et en italien, naturellement. Qui ferait le livret ? Bontempi. Il savait sa langue et l’écrivait joliment. Qui ferait la musique ? Bontempi. Ce n’était pas pour rien que, maître de chapelle, il empochait chaque année bon nombre de ducats. Qui concevrait les décors et en surveillerait la construction ? Bontempi. Il dessinait avec science. À l’occasion de plus d’une fête, il avait montré de quoi il était capable ; on songeait depuis longtemps à le nommer architecte des spectacles.  Qui allait chanter le premier rôle. Bontempi ? Justement non. Pourquoi ?
« Il était en bonne voie pour tout faire lui-même. Alors, comment se fait-il qu’il ne se soit pas réservé le moindre rôle ?
« La réponse est simple : il ne voulait pas se faire entendre en public ; il craignait d’être confondu. Un initié aurait compris : Bontempi chantait en voix de tête, en voix de fausset, en voix de hautecontre. Il avait bien étudié les techniques. Mais un vrai connaisseur ne s’y trompe jamais. Il aurait démasqué le faux castrat.
« Vous imaginez les conséquences. »


La conjecture de Raymond Vaysse mérite qu’on s’y attache. Dit-elle, sur Bontempi, la vérité ? Peu importe. C’est sa forme qui suscite des interrogations. Le raisonnement est absurde.
La réalisation d’un opéra suppose la collaboration de plusieurs artistes, exécutants ou non. Ce n’est parce qu’un individu se charge de plusieurs rôles, et non des moindres, qu’il doit s’adjuger aussi les autres. En fait, il ne le pourrait pas. Même si la pièce se réduisait à un monologue, la présence d’instrumentistes s’impose. De ce que Bontempi , en cette occasion, fut triple, poète, compositeur, décorateur, on ne peut rien conclure.
Mais on cache cette faille en recourant à la psychologie : on le peint ambitieux, pétri d’orgueil, convaincu que tout lui revient. On peut rappeler un fait : c’est comme chanteur qu’il a commencé sa carrière, à Venise, dans le chœur de la basilique Saint Marc. Rien ne l’empêchait  de se réserver un rôle modeste. Mais il se voulait primo uomo ou rien. Par dépit, il est resté caché derrière son clavecin.
La psychologie est-elle plus compliquée qu’on ne le dit ? Ne risque-t-on pas de proférer des sottises quand, ayant attaché à un homme un adjectif, « ambitieux », « orgueilleux », ou, pire, « paranoïaque », on cherche à déduire de ce mot toutes les actions de sa vie.

Je comprends que Lucile Saran ait toujours refusé, quelque généreux qu’aient été les éditeurs (au moins en promesses), d’écrire une biographie de Bontempi.

 

(1) Note du traducteur. — Il se trouve que j’ai fait avec Raymond Vaysse une partie de mes études. Nous étions même assez proches: pour nous exercer à la version latine, nous avons ensemble lu à haute voix Ovide et quelques autres, en improvisant la traduction. Au début, nous travaillions avec Anne Gavrel, mais elle était décidément trop forte pour nous. J’ai depuis revu l’un et l'autre en différentes occasions. Tout ceci pour dire que me paraît tout à fait invraisemblable l’hypothèse d’un Raymond Vaysse coureur de jupons et séducteur d’étudiantes.

 

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Sur Anne Gavrel, voir ANNE GAVREL et aussi BÛCHERON.

 

Voir aussi LUCILE OU LA FUITE DES MOTS