LA DÉBÂCLE DU TRADUCTEUR

(Article publié dans Lagban)

Un lecteur m’écrit pour dire son étonnement et son indignation. Pourquoi y a-t-il tant de langues différentes ? Qu’attend-on pour construire une langue universelle ? Tous les hommes pourraient s’entendre ; il n’y aurait plus de conflits.
Je vois, pour moi, une autre conséquence : il n’y aurait plus de traducteurs. Les traducteurs devraient changer de métier. D’un autre point de vue, on peut dire qu’ils y trouveraient leur salut ; car il n’y a rien de plus malheureux que les traducteurs. S’ils font leur travail avec conscience, ils se trouvent constamment à la limite du désespoir. Pensez à ceux qui se battent avec des textes diplomatiques. Les mots glissent sous leurs doigts, se mettent à signifier autre chose que ce qu’ils en attendaient.

J’ai rencontré autrefois un homme, un expert, qui avait traduit en russe plusieurs grands romans français. Je revois encore le pli amer de sa bouche.
« J’ai raté ma vie. J’aurais dû me reconvertir. »
Je lui disais :
« Vous avez été utile. Vous avez fait plaisir à des milliers de lecteurs. Sans vous, je ne connaîtrais pas Les Mystères de Paris. »
Il me jeta un regard furieux.
« Pourquoi citez-vous justement celui-là ? »
Il m’expliqua que la plupart des langues d’Europe ont repris au grec ancien un mot, que l’anglais transpose en « mystery », le français en  « mystère » et le russe en  « мистерия » (mistéria) .
« Donc il me paraissait évident que je pourrais l’utiliser.  Мистерии Парижа (Mistérii Parija) allait de soi. »
Et notre homme l’avait calligraphié, avec de belles arabesques, sur la première page de son manuscrit. Il se savait des dons pour le dessin.
Son éditeur le considéra d’un air catastrophé.


— Mais Micha ! Tu n’y es pas ! Ça n’est pas possible ! 
— Et pourquoi ça n’est pas possible ? 
— Parce que…


L’éditeur s’était lancé dans des explications. Oui, « mistéria » existe, et il est l’exact équivalent du mot français. Mais on ne l’emploie que dans deux cas très particuliers : les mystères d’Éleusis et les drames religieux du moyen âge. Les Mystères de Paris n’ont rien à voir avec ces vieilles choses.


— Il faut prendre un autre mot. Sinon les gens vont croire à un roman historique, avec des chevaliers et des belles dames à chapeau pointu. 

 

« J’ai essayé de discuter. J’ai dit :


— Dans « mystère », on entend une résonance grandiose. Si l’auteur avait seulement voulu dire « les secrets de Paris », il aurait dit « les secrets de Paris ». C’est tout petit. C’est mesquin. Il y a des secrets de fabrication, des secrets d’alcôve. Mais « mystère », c’est mystérieux. C’est un grand espace sombre, comme une cathédrale, comme une salle de théâtre. Il y a de tout cela dans le titre du roman.


« Je perdais mon temps. J’ai dû me résigner à choisir un autre mot. Et maintenant le lecteur russe comprend : « les secrets de Paris » , des secrets professionnels, des secrets de Polichinelle. »

J’avais l’air dubitatif. Il m’a immédiatement donné un autre exemple : le roman de Zola La Débâcle. Ce titre ne peut pas se traduire en russe. Pourquoi ? C’est très simple.
En français, le mot « débâcle » désigne la rupture des glaces sur les fleuves au printemps. Pendant plusieurs jours, il règne à la surface de l’eau un désordre indescriptible. Des masses de glace se détachent, s’entrechoquent, vont dériver au fil du fleuve. C’est un phénomène que l’on connaît bien dans la majeure partie de l’Union Soviétique.
Soit dit entre parenthèses, la débâcle provoque en moi un fol enthousiasme, une véritable ivresse. Et je sais que je ne suis pas le seul. La vie revient, triomphante, après l’ennui grisâtre de l’hiver.
En français, par métaphore, le mot « débâcle » évoque toute espèce de dislocation, suivie de chaos. C’est ce que décrit le roman de Zola : l’armée française, à Sedan, sous le choc de l’armée prussienne, est complètement désorganisée ; elle fuit, en déroute. La conséquence sera la chute de l’Empire : le gouvernement impérial se défait ; l’anarchie est proche. La débâcle, c’est la déroute.
Il faut choisir, en russe, un mot qui dise cette désagrégation de tout à la suite d’une défaite. On en trouve aisément. Par exemple, « razgrom » (разгром).
Mais il y a un mot ne convient pas : « ледоход » (ledokhod), celui qui dit la dislocation des glaces.
Et, quand on lit le roman jusqu’au bout, on le regrette. Dans les dernières pages, tout va mal. L’Empire est tombé ; la Commune est écrasée. Les personnages, – ceux au moins qui vivent encore, – désorientés, ne peuvent que se lamenter sur leur malheur. Et pourtant, cette affreuse déconfiture est un espoir de renouveau.


« Et pourtant, par delà la fournaise, hurlante encore, la vivace espérance renaissait, au fond du grand ciel calme, d’une limpidité souveraine. C’était le rajeunissement certain de l’éternelle nature, de l’éternelle humanité, le renouveau promis à qui espère et travaille, l’arbre qui jette une nouvelle tige puissante, quand on en a coupé la branche pourrie, dont la sève empoisonnée jaunissait les feuilles. »


La métaphore est certes différente. Le mot « débâcle » n’apparaît pas. Et pourtant s’impose une image printanière. On voudrait faire passer quelque chose de cette image, faire entendre le bruit des blocs de glace qui s’en vont le long du fleuve, et qui bientôt disparaîtront : les bateaux vont quitter les quais ; la vie reprend.
On le voudrait. Il n’y faut pas songer. C’est impossible.

Dans toute les langues, sauf peut-être les langues artificielles, les mot ont chacun comme un halo ; ils transportent avec eux des images, des impressions, des souvenirs, des rêves. Ils ont une histoire, une longue histoire à moitié légendaire. Mais d’une langue à l’autre, les légendes ne passent pas toujours.

 

NOTE DU TRADUCTEUR.

Cet article a été publié dans Lagban, n° 7, 15 mars 1976. Béloroukov l’a repris dans son recueil DÉBÂCLE.

Voir FILS DE LA DÉBÂCLE

Voir LAGBAN