LIBERTAS LOQUENDI

J’ai connu un temps où l’on ne pouvait aborder des sujets religieux que si l’on saupoudrait son texte d’un poivre violemment agressif, si l’on vouait aux gémonies les popes, les papes et tout ce qui leur ressemble. Je parle évidemment de textes destinés à la publication. Quand on écrivait, on était parfois torturé par l’envie de glisser au milieu d’une phrase un mot anodin comme « diable », ou « ange », ou « saint ». C’est au moins ce qui m’est arrivé, et bien souvent mes lecteurs m’y invitaient. Ils tournaient leurs questions de manière qu’elles aient l’air d’interroger le linguiste plus que le théologien. Je n’étais vraiment ni l’un ni l’autre. Et je m’escrimais pour avoir l’air de jouer le rôle du premier tout en faisant mine d’ignorer ce qui intéresse le second.
Les choses vont peut-être changer, depuis que la liberté est revenue. Je crains, à dire le vrai, qu’on ne garde les tiroirs en se contentant d’en changer le contenu. Par « tiroir », j’entends ces catégories qui nous servent à maîtriser les phénomènes par un simple classement. Il y a un tiroir pour ce qui est répréhensible, un autre pour ce en quoi on peut se fier. Staline et les popes échangeront leur situation. Si j’écrivais encore dans Lagban, si Lagban existait encore, je parie que Vadim Iourévitch, ou le successeur qu’on aurait cloné pour lui, me convoquerait dans son bureau et me suggérerait d’ajouter à mon papier quelques adjectifs au vitriol et quelques phrases assassines.
Le phénomène est assez ancien. Du temps de Bontempi, Lothar Wassermann exigeait qu’on parle devant lui non de « mythes antiques », mais de « fables ridicules », non de « dieux grecs », mais de « prétendues divinités ». « Temple de Vénus » le mettait hors de lui, si l’on n’ajoutait « de l’infâme Vénus. » Voir MERETRIX.
Je n’éprouve aucun plaisir à piétiner le cadavre d’un tyran. Je me passerais volontiers du suffrage des popes.
Je garde le souvenir du petit livre entre les mains de ma mère, avec ses images un peu fades, et ses lettres d’une forme inhabituelle. Je garde le souvenir des couchers de soleil sur la mer gelée. Ma mère murmurait : « Gloire à Dieu ». C’est là que j’ai appris à goûter les couleurs.
Les iconoclastes sont-ils hérétiques ? Je n’ai aucune sympathie pour leur pensée. Je souhaite seulement qu’ils se satisfassent de prêches, et ne détruisent rien.
Le retour du religieux sera-t-il aussi celui de la persécution ?
J’ai posé la question à Théophile Saran.
« Confessez tout de même, m’a-t-il dit, que nos convaincus sévissent ici beaucoup moins violemment que ne l’ont fait chez vous les vôtres. Réjouissez-vous de cette liberté qui vous est consentie. Mais prenez soin de ne pas dire que Delphes fut un lieu où s’exprimait une vraie piété.
— Êtes-vous sérieux ?
— Tout à fait. Bien entendu, je ne me cache pas qu’il s’y jouait aussi de basses intrigues, des marchandages sordides, des rivalités inavouables, comme dans certaines Églises que je connais. »
Je comprends pourquoi sa congrégation l’avait confiné dans les mathématiques, tout en lui permettant la grammaire grecque, pour se consoler.

Je me sens libéré de l’adjectif obligatoire. On m’autorise à dire qu’Hermès est un galant homme, et Déméter une bienfaitrice de l’humanité. On me regarde avec commisération, sans doute. On imagine que je parle par allégories. On ne me fait pas monter sur un bûcher. Je passe seulement pour un tchoudak.

 

La définition du tchoudak est donnée dans
COLLECTION DE TCHOUDAKS

Pour peindre le fanatique, il est bon de songer à ce que c’est que l’ HYPERBOLE

 

Ne pas oublier MERETRIX.

 

Voir aussi

EROTOPÆGNION

CONVERSATION SOUS UN SAULE