COLLECTION DE TCHOUDAKS

 

J’ai pas mal voyagé dans ma vie ; j’ai rencontré des milliers de gens. J’ai appris les lois de diverses sociétés, lois écrites et lois inconscientes, auxquelles il n’est pas difficile de se plier, quand on l’estime souhaitable.

La plupart des gens sont dociles aux lois, écrites ou inconscientes. Ils les respectent d’autant plus volontiers qu’ils ne sont pas sortis de chez eux, qu’ils ne connaissent que leurs certitudes locales et rien de plus. Certains, il est vrai, bravent les prescriptions. Ils en sont presque toujours punis.

J’appelle tchoudak (1) quelqu’un qui se soumet, mais se permet malgré tout de former des idées bizarres, de les exprimer, voire de les mettre en pratique pour autant que personne ne l’en empêche. Dans l'Europe d'aujourd'hui, un polythéiste est un tchoudak.

Certains des tchoudaks que j’ai connus semblaient posséder un grand sens de l’humour. Admettons que l’humour est une ironie que l’on pratique à l’égard de soi-même. On sait contestable l’idée qu’on exprime ; on ne se croit pas obligé de l’imposer en recourant à l’hyperbole crispée. On fait pourtant comme si elle était parfaitement juste. Est-ce un jeu de comédien ?

Il peut exister — je parle par expérience — des tchoudaks à qui l’humour est étranger. S’ils méritent pourtant leur nom, c’est à cause de leur grande tolérance : ils ne se fâchent pas, ne prétendent tyranniser personne. Ils ont un sourire résigné quand ils rencontrent la moquerie brutale.

Je consacre le présent livre à quelques tchoudaks que j'ai rencontrés. J’avais d’abord pensé à une série de biographies. Mais la biographie est génératrice de simplifications, donc de mensonges. Le biographe pose en principe la cohérence de son héros ; il est aussi tenté — c’est un peu la même chose — de trouver une logique au développement d’une existence. Comme il fait un livre, il attend une conclusion. Il veut que celui qu’il peint ait un message à délivrer ; il se croit tenu d’expliquer comment s’est construite, en son personnage, la conviction que ce message importe. Est-ce l’homme qu’il raconte ou la progressive découverte d’une vérité?

 

Je propose donc de brèves notices qui fixent quelques dates, et suggèrent des  questions à poser. J’ajouterai des anecdotes, auxquelles j’accorderai le droit de viser à la cohérence interne. Car pour ce qui est de la cohérence d’un individu, j’émets quelques doutes. Qu’est-ce pourtant qu’un individu, sinon une collection d’anecdotes ? Mais pourquoi cette collection serait-elle plus qu’un simple bric-à-brac ?

L’art du récit consiste à masquer cette vérité simple : toute histoire est un ensemble de fragments, et cet ensemble est infini. Le mot même de « fragment » trompe son monde ; il semble dire qu’une unité primitive a été brisée, qu’elle donne un sens à tout ce qui est issu d’elle.

Il n’y a pas d’autre unité primitive que le chaos. Et le chaos n’a pas de sens. (2)

Voici donc ceux que je vais essayer d’évoquer. Naturellement, tous les noms ont été changés.

Il y a CHRISTOPHE LANGLOIS, jardinier, qui se rappelait qu’à l’orphelinat on le traitait de « vilain petit nègre » et qui, pour cette raison, aurait voulu apprendre le grec.

Il y a FRÉDÉRIC MONTMORT, antiquaire, dont la collection personnelle contient seulement des images de crânes.

Il y a GILDAS DESLANDES qui, par grande tristesse, a traversé à pied tout le Labrador jusqu’au village qui ne s’appelle peut-être plus Déception.

Il y a eu, en d’autres temps, un certain GIOVANNI ANDREA ANGELINI BONTEMPI, poète et compositeur, qui avait une passion pour les horloges et une autre pour les camées.

Il y a JOËL CAUCHARD, qui pleurait sur le sort de Toutankhamon et jouait du violon dans le métro. Voir STÈLE

Il y a eu, autrefois, JULIEN DE PORCAYRAGUES, diplomate malgré lui, qui croyait en Galilée et polissait de féroces épigrammes.

Il y a LUCILE SARAN, qui se propose de composer elle-même les œuvres perdues de Bontempi.

Il y a RUTILIUS RUFUS, qui prétend avoir vécu du temps du  Christ.

Il y a SIBYLLE ROUSSILLON, qui s’ennuie d’être appelée « Madame sectes ».

Il y a THÉOPHILE SARAN, mathématicien, helléniste et théologien.

Il y a URSULA VON HARSTENBERG, qui abattait, en deux heures, plus de besogne que vingt-sept mouchards en six mois.

Il y aurait ANNE GAVREL, qui sait tout sur le Graal et vit littéralement dans les romans d’autrefois. Mais est-elle capable d’humour ? S’il était question de son homonyme, je pourrais répondre oui.

On posera la même question à propos de LOTHAR WASSERMANN qui se méfiait du Martyrologe romain. Voir ACADÉMIE DU MÉLICRATE.

Il y a eu, si l’on en croit Joël Cauchard, un certain OUSERAMON, qui a fini par ne plus croire à ce qu’il avait écrit.

Y a-t-il moi ? Je le voudrais.

J’aimerais que figurent aussi dans cette liste tous ceux, s’il s’en trouve, qui se mêleront de traduire mes livres.

 

Sur la question des relations entre le livre et l’individu qu’il décrit, voir RUTILIUS ET LE LIVRE

À la demande de son éditeur, Béloroukov a placé à la fin de Collection de Tchoudaks une brève notice qu’il a intitulée AUTOBIOGRAPHIE-MINUTE.

 

NOTES DU TRADUCTEUR

 

(1) J’accorde que le mot « tchoudak » (чудак) n’appartient pas au vocabulaire du français. « Hurluberlu » le traduirait tant bien que mal ; les dictionnaires suggèrent aussi des banalités, comme « original » ou  « drôle de bonhomme ». Aucun de ces prétendus équivalents n’emporte la conviction. « Original » est trop guindé ; « hurluberlu », trop pittoresque. Il vaut mieux, me semble-t-il,  transposer en français le mot lui-même, comme on a fait avec « isba », « tsar », « vodka » et bien d’autres.  « Tchoudak »  se prononce bien. Rien n’empêche d’adopter pour le pluriel, une forme francisée, « tchoudaks », au lieu de la forme russe « tchoudaki ». Dit-on « koulaki », « koulibiaki » ?

 

(2) Cette réflexion sur les ambiguïtés de la biographie et du récit en général est développée dans le chapitre FAUSTA PERANDA ET L’OPÉRA SELON ORPHÉE.

Voir également GLANE et CHAOS.