SOUZDAL


(Récit du traducteur)

J’étais à Moscou pour je ne sais plus quel colloque. Je reçus à mon hôtel un coup de téléphone inattendu : on me proposait de venir à Souzdal faire une conférence sur « Flaubert et les religions ». Belle occasion de revoir cette ville, dont j’avais un lointain et merveilleux souvenir. Mais qui m’invitait ? et pourquoi ce sujet ?.
Au milieu d’un public assez jeune, une très vieille dame arborait une robe noire avec un grand col de dentelle. Son visage ne m’était pas inconnu. Et de fait, une fois l’assemblée dispersée, elle vint vers moi et se nomma. Liobov Barkova, celle-là même à qui j’avais entendu dire, quand elle s’essayait à parler français : « Je connais très mauvais langue française » et — plus doux encore à se remémorer : « Je suis la peintresse ».
Oui, elle était peintre, faisait de petits tableaux de couleur claire, des enfants dans des jardins.

C’est chez elle qu’eut lieu, après la conférence, l’inévitable réception, avec vodka et confitures. Et je pus me rendre compte, les murs étant chargés de toiles, qu’elle n’avait rien changé à sa manière : seuls les foulards rouges avaient disparu.
Elle me parla de Béloroukov, qui avait été son élève, qu’elle avait entrepris de lancer dans la carrière.

Elle me parla de Sofia Zaretskaïa, (1) qui avait eu avec lui un mémorable entretien. La jeune femme n’avait pas résisté aux traitements qu’on lui avait fait subir. Entrée saine d’esprit dans un hôpital psychiatrique, elle en était sortie hébétée et visionnaire. Recueillie par une famille de vieux-croyants, elle vivait dans un village du grand Nord.
Liouba Barkova me montra des photos de Béloroukov jeune. Je crus y retrouver les traits de l’escogriffe galonné qui m’avait accueilli à Sainte-Hélène-la-Dorée. Et je racontai la scène.
« Il n’a pas changé, dit-elle. Tchoudak ! Tchoudak tchoudakom ! »
Ce qui se traduirait par « tchoudak jusqu’à la moëlle », ou quelque chose comme ça. Les jeunes d’aujourd’hui diraient peut-être : « tchoudak de chez tchoudak ». L’expression russe est plus sobre.
Non, elle ne l’avait pas revu. On le disait parti pour le grand Nord.
« Il n’a pas changé. Est-il toujours aussi beau ? »
Je tentai une vaine description.
« J’ai rencontré Vassili — mon mari — à l’époque où Zossia était mon élève. Ça a été le coup de foudre. Et j’ai été sauvée. J’étais sur le point de faire des bêtises pour le petit. Je songeais à lui enseigner le nu et à  lui servir de modèle.
— Mais si je ne me trompe, Lioubov Borissovna, vous posiez pour votre mari, et…
— Oui, Vassili avait pour principe de n’habiller ses personnages qu’une fois dessinée leur silhouette, avec tous les détails. J’ai été Catherine II, j’ai été la reine Victoria, j’ai été la papesse Jeanne. Le plus drôle est qu’à l’époque j’étais mince, et Vassili a dû tricher, ce qui me vexait. Aujourd’hui, j’ai largement le tour de taille qui convient, mais Vassili n’est plus là. Nous avions obtenu pour Zossia la commande d’illustrations pour un livre de mythologie. Je suis sûre qu’il aurait dessiné de très gracieuses nudités. J’imagine un jugement de Pâris. Il a dû prendre une autre voie. La vie est un labyrinthe. Qu’est-ce que je fais à Souzdal ? »
Elle changea soudain de sujet. Sortant de son cabas une liasse de feuilles dactylographiées, elle me les tendit.
« C’est pour vous que je les ai tapées. Prenez-les en souvenir. Nous ne nous reverrons probablement jamais. »

Depuis, nous échangeons nos vœux, pour la nouvelle année. En janvier dernier, je n’ai rien reçu.
Son cadeau est un mystère.
(2)

 

 

(1) Voir L’ENTRETIEN

(2) Voir TRAUGOTT ZIEGLER

Voir AUTOBIOGRAPHIE-MINUTE

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