AUTOBIOGRAPHIE–MINUTE

 

Je suis né le 8 août 1938 à Arkhangelsk. Mon père était conducteur de locomotives. Ma mère brodait ; son habileté lui valait une nombreuse clientèle parmi les dames de la ville. D’elle j’ai appris à aimer la couleur. Je jouais avec ses écheveaux de soie. Les mains tendues devant moi, je l’aidais à en faire des pelotons. Et aussi nous nous promenions sur le bord de la mer. Les ciels du Grand Nord ont des nuances infinies qui se reflètent sur l’eau, sur la neige, sur la glace. Mon père m’a rapporté de Moscou — j’avais huit ans — une boîte d’aquarelle. Ma mère gardait mes barbouillages.

Le port d’Arkhangelsk est pris par les glaces la plus grande partie de l’année ; il en va de même, évidemment, pour la Dvina. C’est en juin que se produit la débâcle, qui est un triomphe du mouvement. On nous disait à l’école qu’à quelque distance le port de Mourmansk, à cause du Gulf Stream, est « libre de glaces » douze mois sur douze. Le mot me faisait rêver. Et pourtant, me disais-je, il fallait plaindre ces malheureux qui ne connaissent pas le grand vacarme de la débâcle.

À quinze ans, j’entrai à l’Académie des Beaux-Arts d’Arkhangelsk, dans la section gravure. J’avais pour professeur Liouba Borissovna Barkova(1) qui, depuis, s’est fait connaître comme peintre de paysages. Elle quitta bientôt Arkhangelsk pour Moscou. Elle y rencontra Vladimir Kotchetov, célèbre déjà pour ses toiles historiques. Ils se marièrent. Ce sont eux qui m’ont poussé à venir les rejoindre, qui m’ont recommandé aux éditions du Petit Cheval de Bois. J’ai illustré des manuels scolaires, des recueils de contes, un Shakespeare mis à la portée des enfants. Je travaillais aussi dans d’autres genres, fréquentais des artistes novateurs. C’est ainsi que je fus invité à figurer dans la grande exposition qui eut lieu au Manège, dans les derniers mois de 1962.

L’exposition fut mal appréciée par la critique, qui partagea l’avis négatif de Nikita Khrouchtchev. (2) Je n’en obtins pas moins la commande d’une série de gravures pour illustrer une histoire des religions. (3)

J’écrivais depuis quelque temps des monologues destinés à la récitation devant un public peu nombreux. C’est ainsi que je me produisis un soir, chez Vassili Kotchetov et Lioubov Barkova, dans le poème en prose qui reçut plus tard le titre de Récit des premiers commencements. Le succès m’amena à récidiver, et aussi à distribuer des copies de mon texte, qui fut déclamé par divers artistes, toujours dans des maisons privées.

C’est en mai 1965 que je fis la connaissance de Sofia Émélianovna Zaretskaïa, journaliste qui travaillait pour la revue Poloukroug. L’entretien qu’elle enregistra, le 3 juin, ne fut jamais publié, mais elle fit circuler la bande magnétique, aussi bien que la transcription ronéotée. L’une et l’autre ont été largement diffusées et recopiées.

Le 14 décembre de la même année, je dus me soumettre à un examen psychologique dans une clinique un peu éloignée de la capitale. On diagnostiqua une schizophrénie grave à tendances paranoïaques, et l’on m’invita à ne pas quitter l’établissement.

La vie quotidienne y était reposante, favorable au travail ; on me laissait dessiner à mon gré, tout en me suggérant quels sujets traiter : des fleurs, des prairies, des troupeaux, des tracteurs. Il est regrettable que divers incidents soient venus perturber la sérénité du lieu : pannes de courant, incendies, ruptures de canalisations…

Je ne demeurai pas plus d’un an dans cette clinique. Une procédure avait été engagée contre moi : dans le Récit comme dans l’Entretien, j’avais usurpé une identité qui n’était pas la mienne ; j’étais coupable d’escroquerie. Le verdict fut sévère : trois ans dans un camp de travail du côté de Kazan. Les psychiatres m’avaient estimé conscient de mes actes, donc responsable.

Au camp, j’ai rencontré des détenus de toute origine, qui parlaient toutes sortes de langues, et qui avaient de la vie des expériences très diverses, depuis le professeur de mathématiques quelque peu distrait jusqu’au trafiquant absolument impitoyable, en passant par les fidèles de sectes illuministes. Je fis des progrès en algèbre, j’appris à parler l’allemand, le polonais et le tadjik, je lus la Bible dans tous les sens ; j’abordai la comptabilité d’un point de vue original.

Je ne me suis fâché avec personne. On me faisait dessiner des drôleries.
La vie monotone du camp fut troublée par divers incidents : incendies, ruptures de canalisations, épidémies de rougeole.

Je fus soumis un jour à un examen psychiatrique. Il apparut que je souffrais d’une paranoïa grave à tendances schizophréniques. Immédiatement on me transporta dans une clinique appropriée, un peu à l’est de l’Oural.

Ce scénario se reproduisit un certain nombre de fois. J’allais de diagnostic en condamnation et de condamnation en diagnostic. Je passais dans des cliniques ; on m’y soumettait à des périodes d’isolement, entre lesquelles je rencontrais quelques intellectuels mécontents. Puis je me retrouvais dans des camps où la vie était plus trépidante et où j’avais des relations suivies avec des êtres dépourvus de toute moralité, mais aussi avec des innocents en qui j’avais une entière confiance : je pense à ces Africains que j’ai connus à R***, et naturellement perdus de vue depuis. Je parle le français qu’ils m’ont appris avec un accent russo-ivoirien qui déroute pas mal de gens.

La seule véritable nouveauté était géographique : de clinique en camp, de camp en clinique, j’ai traversé toute l'Asie. En même temps, j’étais soumis à des régimes de moins en moins sévères : loin de Moscou, on interprétait le règlement avec une désinvolture croissante. Par ailleurs, il m’a semblé que le nombre des incidents fâcheux diminuait progressivement, ou qu’on leur accordait moins d’importance. Pour finir, parvenu à Z***, ville de Bouriatie, au-delà du lac Baïkal, je fus prêté par le commandant du camp au directeur d’un institut supérieur de linguistique, pour y remplir les fonctions de veilleur de nuit. J’eus l’occasion, pendant mon service, de ranger la bibliothèque de l’établissement, où le chaos avait établi son empire. Du coup, pour me remercier, on me permit de suivre des cours d’anglais et de chinois. On me proposa aussi d’alimenter la rubrique de « linguistique à la portée de tous » dans une revue qui s’appelait, en bouriate, Lagban. Ce mot veut dire « L’Encrier ». Les lecteurs posaient des questions, donnaient leur avis.

Entretemps, j’avais quitté l’Union Soviétique. Ma situation juridique s’était éclaircie, et c’est avec un passeport irréprochable que, en mai 1979, je pris l’avion pour Zürich, où je m’installai.

Cette ville était pour moi un centre, d’où je rayonnais. Je servais en effet de conseiller artistique à plusieurs mécènes russes, qui suivaient la tradition des Tretiakov et des Chtchoukine. C’est à la bienveillante protection de certains d’entre eux que j’avais dû d’échapper aux cliniques et aux camps.

J’ai parcouru les musés, les galeries, les salles de vente et donné à ceux qui m’employaient l’occasion de faire de belles acquisitions. Les œuvres restaient en Occident ; leurs nouveaux propriétaires venaient souvent les contempler, dans les coffres des banques ou dans les musées auxquels ils les avaient prêtées. Il m’incombait de mettre au point des voyages, de ménager des contacts, d’organiser ce qu’on commençait à appeler des « événements » : réceptions, fêtes de tout genre, expositions, concerts, représentations privées. J’ai même trouvé le moyen de faire jouer, pour un public exclusivement composé d’invités, un opéra qui n’avait pas revu la scène depuis 1662. (4) Mes fonctions m’ont amené à changer souvent de résidence. J’ai habité Paris, Tours, Berlin, Tübingen, Venise, Pérouse, Dakar, Alexandrie. J’ai quelque temps séjourné à Carthage (Texas).

Je ne suis pas retourné en Russie avant la chute du régime soviétique. C’est seulement en 1993 que je revis le Kremlin, le Manège. Il apparut que mon nom n’était pas tout à fait oublié. Le Récit, l’Entretien avaient encore des lecteurs ou des auditeurs. Une des nombreuses maisons d’édition qui se fondèrent alors, dans l’enthousiasme de la liberté retrouvée, me proposa de publier ce que je voudrais. J’ai donc, en me rappelant mes articles de Lagban,  construit quatre petits recueils d’essais.(5) Le succès resta limité. Mon éditeur m’incita néanmoins à réaliser le présent volume, dans lequel j’évoque certains hurluberlus que j’ai rencontrés en Occident.

Il voulait que j’écrive mes mémoires. Je m’y refuse. La présente notice me paraît suffisante.

 

NOTE DU TRADUCTEUR.

Autobiographie-minute figure à la fin de Collection de Tchoudaks (Собрание чудаков). On peut s’étonner du ton serein qui domine le texte. Béloroukov renonce apparemment à se plaindre ou à s’indigner des traitements qu’on lui a fait subir. Il ne conteste ni les diagnostics absurdes, ni les verdicts scandaleux. Il évite constamment le mot « Goulag ».

Mais pourquoi ces mentions répétées d’incendies, d’inondations, d’épidémies ? Le trait est dirigé contre les directeurs d’hôpitaux et les commandants de bagne, tous serviteurs dociles du régime : ces marxistes officiellement convaincus ont, sans pouvoir le dire, une peur affreuse de celui qui a endossé le rôle du diable. Or qui provoque les tempêtes, les raz de marée et toutes les catastrophes ? Il faut se défaire de cet être nuisible, mais s’en défaire doucement.

Si les incidents semblent se raréfier quand on s’approche du lac Baïkal, c’est peut-être parce que ceux qui ont recours aux chamanes ont des esprits dangereux une vision originale. Ils savent ne pas les craindre, négocier avec eux, sans les prendre pour le Mal absolu.

Dans ses articles et ses livres, Béloroukov fait quelques allusions à des personnes qu’il a connues au Goulag. Un de ceux pour qui il a eu le plus d’affection est un égyptologue, enfermé dans un hôpital psychiatrique, et qui lui a sans doute beaucoup appris.— Il ne serait pas inintéressant de connaître l’identité des truands avec lesquels il a joué aux cartes dans différents camps ; c’est à certains d’entre eux, escrocs de haute volée, qu’il doit ses connaissances juridiques ; il leur a en revanche montré comment on peut tricher au jeu, au bridge, au poker ou à la préférence, et détecter les tricheurs.

Béloroukov passe très vite sur les conditions dans lesquelles il a quitté l’URSS. Les mécènes qu’il évoque se réduisent à un seul, dont le nom est assez connu aujourd’hui. N*** faisait en Bouriatie une carrière politique efficace, qui devait le conduire, après la perestroïka, à se transformer en ce qu’on appelle un oligarque. Le directeur de l’institut de linguistique et le rédacteur en chef de Lagban lui avaient recommandé le détenu prétendument schizophrène, dont il apprit à apprécier l’intelligence, et dont il fit son secrétaire. De juteuses affaires lui avaient permis de mettre à l’abri, dans une banque suisse, un joli paquet de dollars. L’agent auquel il avait confié la gestion de ce pactole le volait impudemment. Béloroukov fut chargé de remplacer cet intendant infidèle, non sans l’avoir d’abord fait disparaître avec le concours de quelques truands qu’il avait connus au Goulag. Il comprit bien vite que les œuvres d’art étaient des placements intéressants, et que, par surcroît, il valait la peine d’embellir l’image de rustre qui collait à la peau de son patron en le faisant passer pour un amateur éclairé. Avec certains personnages haut placés, les affaires se règlent plus facilement si l’on offre un tableau que si l’on met des liasses sur la table. Or Béloroukov traitait lui-même beaucoup d'affaires ; il ne se contentait pas de vendre ou d’acheter des toiles de maître.

Il ne semble pas qu’il ait fait fortune. Sur tous les contrats qu’il a négociés, il prenait des commissions raisonnables. N*** le croyait désintéressé. Peut-être était-il simplement prudent.

On ne dispose pas de données fiables sur sa vie après la publication de Collection de Tchoudaks. Certains prétendent qu’il n’est plus de ce monde. D’autres croient savoir qu’il s’est retiré dans un village du Grand Nord, à quelque distance d’Arkhangelsk, et qu’il s’est remis à la peinture.

 

(1)Sur Lioubov Barkova, voir SOUZDAL.

(2) « Qu’est-ce que c’est que ces visages ? Vous ne savez pas dessiner ? Mon petit-fils dessine mieux. Qu’est-ce que c’est que ça ? Vous êtes quoi?... des péquenauds, ou de sacrés pédérastes ! Comment pouvez-vous dessiner si mal ? Avez-vous une conscience ? » —[Что это за лица? Вы что, рисовать не умеете? Мой внук и то лучше нарисует! … Что это такое? Вы что — мужики или педерасты проклятые, как вы можете так писать? Есть у вас совесть?]

(3) Voir ICÔNES ET MYTHES

(4) Il s’agit de l’opéra Il Paride, représenté à Dresde en 1662. Le livret et la musique sont dus à Giovanni Andrea Angelini Bontempi (1625-1705). Voir RÉCIT DOUBLE

(5) Ces livres sont intitulés respectivement : MULTIPLICATION DES TRINITÉS (Умножение троиц),

LE SALUT PAR LE PHONÈME (Спасет фонема),

LIGNE DE VIE (Жизненная Линия)

et DÉBÂCLE.(Разгром или Ледоход)

 

Dans le texte original, DÉBÂCLE porte un titre en trois mots : Разгром или Ледоход ? Sur ce point, voir LA DÉBÂCLE DU TRADUCTEUR.