ALLÉGORIE

(Article publié dans Lagban)


Un lecteur me demande mon avis sur une remarque qu’il a lue dans la revue Zigzag sous la plume de Pavel Poslovski : « À New-York, au bord de la rivière, la statue de la Liberté ment, comme mentent toutes les allégories. »
Je ne connais pas la revue Zigzag, mais j’ai rencontré autrefois Pavel Poslovski. J’ai gardé le souvenir d’un grand blond sympathique, rieur, impulsif, facilement enthousiaste.
Je me rappelle par ailleurs avoir passé presque une heure, à genoux dans le fond de la classe, parce que j’avais écrit « allégorie » avec un seul « l » : alégorie. Prascovia Émélianovna nous avait dicté un petit paragraphe sur Gorki, que nous devions apprendre par cœur. Quand je l’ai récité, bien droit et les bras strictement croisés, j’avais encore des crampes dans les jambes. Aussi ai-je soigneusement fait sonner le double « ll ».
J’adorais Prascovia Émélianovna. Elle représentait pour moi la seule grand-mère qui m’ait jamais été donnée. Mes vraies grand-mères, mes grand-mères par le sang, sont mortes toutes deux bien avant ma naissance. Je pourrais dire que Prascovia Émélianovna est pour moi une allégorie de la grand-mère.
La phrase est toujours inscrite dans ma mémoire. « La particularité la plus importante des Chansons et de toute l’œuvre poétique du jeune Gorki est l’allégorie des images, comme moyen d’obtenir un reflet romantique de la réalité. »
Je l’ai apprise en même temps que « Le Chant du pétrel », poème en prose de Gorki, que je sais toujours par cœur.
Le pétrel est l’allégorie du combattant révolutionnaire, qui affronte avec courage la tempête déchaînée par les conservateurs furieux, pendant que s’enfuient les mouettes et que se cachent les pingouins, tous adversaires de la révolution (je trouve Gorki bien sévère pour les pingouins, mais je lui abandonne les mouettes, dont le cri est insupportable).
Dans ces conditions, il paraît difficile de considérer « toute » allégorie comme un mensonge. Gorki aurait-il pu ne pas dire la vérité ? Pavel Poslovski s’est peut-être emballé un peu vite, comme un jeune cheval plein de fougue. On pourrait écrire un « Chant du jeune cheval », qui serait une allégorie de Pavel Poslovski et de tous ceux qui lui ressemblent.
Mais revenons à la statue de la Liberté. En quoi est-elle un mensonge ? On voit une femme dont le bras haut levé tient une torche. Vous dites, ingénument : « c’est une femme qui tient une torche ».  On vous dit, avec autorité : « C’est la Liberté éclairant le monde ». Les deux phrases sont différentes. On pourrait penser que l’une est vraie et l’autre fausse. L’idée de mensonge se profilerait à l’horizon.
Il n’en est rien, évidemment. Tout au plus peut-on suggérer que les deux phrases n’ont pas la même valeur. L’idée de liberté fait vibrer les cœurs plus que l’image d’une dame lampadophore. C’est pourquoi on est tenté de dire : « On voit une femme quelconque ; en réalité, c’est la Liberté. » L’existence d’un vrai sens n’entraîne pas que l’autre sens soit inacceptable ; il n’a simplement aucune importance. « Il faut l’écarter. » C'est ce que proclamait Prascovia Émélianovna, et nous répétions ces mots après elle.

Je m’aperçois soudain que je n’aurais pas dû souhaiter que Prascovia Émélianovna soit une allégorie de la grand-mère. Elle n'aurait pas aimé qu’on l’écarte.


Pourquoi la Liberté est-elle un mensonge ? Pavel Poslovski l’a dit nettement : la présence de cette statue dans la plus grande ville des États-Unis signifie que ce pays est le pays de la liberté. Les émigrants qui arrivaient, misérables, d’une Europe où ils avaient été opprimés, voyaient, du bateau, luire pour eux une nouvelle aurore. Ils allaient bientôt déchanter, retrouver le racisme, l’exploitation, la servitude.
On aurait simplement écrit sur un gigantesque panneau, en lettres de vingt mètres de haut : « Ici est le pays de la  Liberté », l’effet serait le même.
Mais l’allégorie n’y est pour rien. La statue est innocente.

 

NOTE DU TRADUCTEUR.

Béloroukov, dans cet article de Lagban, semble avoir réglé la question. Il lui a suffi d'invoquer l'autorité d'une pédagogue hors-pair. Était-il satisfait de sa formule ? Peut-être pas. En tout cas, il est revenu plus tard sur le sujet. Avec la complicité de Théophile Saran, il s’est intéressé à l’interprétation allégorique.
On se souvient que son Récit des premiers commencements non moins que son Entretien avec Sofia Zaretskaïa avaient fait naître des commentaires : là où le texte disait « Dieu », il fallait, prétendaient certains, comprendre, par exemple, « Staline. » Il est évident qu’en 1976, dans Lagban, on ne pouvait pas faire allusion à cette histoire.

Voir

BONTEMPI GNOSTIQUE

DAFNE

DISCOURS DOUBLE

KIRCHER

PRASCOVIA ET LES DIEUX