JOËL AU COLLÈGE
Marie-Adélaïde de Saint-Romain avait écrit à ses père et mère, pour  leur annoncer qu’elle pensait se marier. La réponse se fit attendre ; elle  émanait de la marquise seule, et décrivait en termes inquiétants la terrible  fureur du marquis. Elle se terminait par : « Enfin, ma fille, tu as  passé l’âge de solliciter notre permission ; pousseras-tu l’impertinence  jusqu’à te marier en blanc ? »
  Gilbert Cauchard écrivit aux prêtres de Saint-Evremont pour  leur expliquer qu’il était obligé de se marier. Il reçut une réponse  encourageante : on lui promettait, dans l’établissement, une chambre plus  grande. On le dispenserait de surveiller les dortoirs des internes. Le mariage  fut célébré dans la chapelle du collège.
  Joël naquit en 1941. Sa mère avait choisi son prénom, qui lui  paraissait poétique à souhait, puisque breton. Ses parents, prévenus, se  gaussèrent de son ignorance : non contente de se mésallier, d’épouser un  croquant sans éducation, elle imposait un prénom juif au descendant d’une  lignée séculaire ! Qu’elle se considère comme définitivement  oubliée !
  Une fois remise, Marie-Adélaïde Cauchard — mon Dieu ! que ces  deux noms hurlent de se trouver ensemble — entreprit de se rendre utile, dans  cette maison où on l’accueillait si généreusement, et où elle était, avec la  lingère et la cuisinière, la seule femme. Ses différentes tentatives  n’obtinrent malheureusement guère de résultats. Elle essaya de faire la classe,  mais tremblait devant les élèves ; elle se serait bien chargée d’écritures  pour l’intendance, mais elle entassait  bévue sur bévue. Il  n’était tout de même pas question qu’elle aide la lingère ou la cuisinière.  Assez vite elle renonça à faire autre chose qu’à gémir et se plaindre auprès de  tous ceux qui voulaient bien l’entendre.
  Le collège leur alloua bientôt un petit appartement de  trois pièces. L’une d’elles fut le domaine réservé de Marie-Adélaïde Cauchard ;  la seconde fut attribuée au petit Joël. La troisième n’était pas une salle à  manger, puisque toute la famille prenait ses repas au réfectoire, avec les  prêtres et les quelques laïcs célibataires qui habitaient la maison. Gilbert  Cauchard y couchait sur le sofa, lorsque se terminait toujours trop tard une  soirée pourtant brève, mais insupportablement languissante. Il était de moins  en moins loquace, à supposer qu’il l’ait jamais été. Certaines nuits, il  entrait chez sa femme, qui le laissait faire, de peur qu’il ne grogne, et ne  cause du scandale. Est-ce pour cette raison que le verrou n’était jamais  tiré ? Joël entendait pourtant d’étranges cris.
  Il ne sortait presque jamais du collège ; il y apprit à  lire, il y commença le latin, il s’y initia à la philosophie. Chaque jour,  après l’étude, il regagnait le petit appartement triste. Il y trouvait sa mère  toujours prête à lui décrire les malheurs de l’existence. Le père se taisait,  ou bien s’éloignait. Le plus souvent, il avait, ailleurs, des occupations. 
  Les collégiens se moquaient de Joël. Ils ne lui en voulaient  pas, ne le persécutaient pas. Ils se contentaient, devant lui, de parodier les  grandes attitudes et les phrases larmoyantes de Marie-Adélaïde Cauchard, née de  Saint-Romain, et de s’apitoyer sur ce pauvre Gilbert, qui supportait sans piper  mot le mépris dont on l’accablait visiblement. Joël avait douze ans quand le  bruit commença à courir, parmi ses camarades, que son père avait, dispersées  dans le collège, à peu près intelligemment cachées, des réserves de vin rouge,  qu’il se procurait grâce à un jardinier. Apparemment, il les visitait seul. On  prétendait aussi qu’il allait souvent voir la lingère, soit, le jour, dans les  salles où elle officiait, soit, la nuit, chez elle ; elle habitait en  ville, en dehors du collège ;  on se montrait la brèche du mur par  laquelle il sortait, quand le mari braconnait dans les  bois voisins. On lui attribua d’autres fréquentations tout aussi peu licites. 
  Joël supportait tous ces racontars. Comme pour les oublier,  il travaillait avec une certaine obstination, mal récompensée, il est vrai. Il  appartenait à cette catégorie d’élèves dont les maîtres disent, non sans  commisération : « Il n’a pas beaucoup de moyens. » Il redoubla  une classe ou deux, ce qui eut pour effet de le séparer du groupe des camarades  auquel il avait fini par s’habituer. Quand il arriva en seconde, il se trouva à  peu près isolé. Tenu à l’écart par la  bande de ceux qui fumaient en cachette et se racontaient des histoires de  femmes, il n’avait aucun ami véritable. 
  Son père buvait de plus en plus ouvertement. Certes, on ne le  retrouvait que très rarement dans le fossé. En général, il marchait à peu près  droit, ne parlait pas à tort et à travers. Mais sa bedaine enflait. Et son  visage prenait d’étranges teintes.
  Quand Joël commença à se raser, il eut le sentiment que sa  mère s’éloignait de lui. Elle qui l’avait autrefois accablé de caresses  semblait vouloir marquer maintenant des distances, comme si elle avait peur.  Elle lui faisait de moins en moins de confidences ; elle était plus  souvent en ville, à papoter chez les commerçants.
  Le père s’enfermait dans son hébétude. Le directeur lui  confiait de moins en moins souvent des classes, le confinait dans un rôle de  surveillant, persuadé, avec raison, que sa grande taille et la largeur de ses  épaules suffiraient à effrayer et à retenir ceux que tenterait le démon du  chahut. De fait, il faisait régner dans l’étude un ordre acceptable. En ce  temps-là, surtout dans un collège de campagne, une gifle bien appliquée ne  provoquait aucune indignation, ni chez les enfants, ni chez leurs  parents ; les siennes étaient redoutées. Mais, pour enseigner la  grammaire, qu’il savait un peu, la géographie, dont il avait une teinture, ou  la botanique, dont il s’était occupé autrefois, il faut une certaine lucidité,  dont il était de moins en moins capable. Le vin produisait de tristes effets.
  Joël avait seize ans quand les rumeurs sur sa mère prirent un  tour un peu nouveau. Le salon de coiffure du bourg avait un aspect plus  pimpant, depuis l’arrivée d’une nouvelle propriétaire, une dame qui venait  d’Alençon, où elle avait fréquenté la meilleure société. La façade fut  repeinte ; les miroirs changés. Des photos vieilles de vingt ans  disparurent, remplacées par des images aux couleurs vives. On vit s’ouvrir un  rayon de parfumerie.
  Madame Cauchard passait des heures dans ce salon. Elle se faisait  faire des teintures. Ou elle restait là à attendre on ne sait quoi. Il lui  arrivait, pour rendre service, ou pour tuer le temps, de servir elle-même une  cliente qui venait acheter du rouge à lèvres ou une eau de toilette. Le bruit  courut qu’elle allait être engagée comme vendeuse, qu’elle était déjà engagée.  On lui trouvait de nouvelles prétentions à l’élégance, à une élégance peut-être  un peu tapageuse, qui eût déplu à la marquise sa mère. Mais qui se souciait de  la marquise ? Avec quel argent réussissait-elle à s’habiller ainsi, à se  procurer ces bijoux ? Était-elle vraiment salariée. « Non, disait la  maîtresse des lieux. C’est une amie qui me donne gentiment un coup de  main. »
  Joël devait se présenter à la première partie du baccalauréat. Dans  ce temps-là, l’examen se passait sur deux ans. Il n’avait pas grand espoir de  réussir. Il s’imaginait décrochant une bonne note en français ; en  général, il ne se distinguait pas plus là qu’ailleurs, mais quelqu’un qui n’y  entendait pas grand chose lui avait dit qu’il devrait briller, puisqu’il lisait  beaucoup. Il est vrai qu’il dévorait les livres, mais il fallait voir lesquels.  La bibliothèque du collège avait accumulé des vieilleries lamentables :  mémoires de petits grands hommes, voyages de missionnaires chez divers  sauvages, romans édifiants pour jeunes gens dociles, hagiographies à n’en plus  finir, ouvrages de piété et de morale. Il lisait tout, docilement et sans  passion. Il retenait des anecdotes.
  Il eut à l’examen des notes plus que médiocres, en français  comme ailleurs. Son échec n’étonna vraiment personne. Dans ce temps-là, on  pouvait repasser l’examen en septembre. Il travailla tout l’été, échoua  derechef.
  Quand il revient chez lui, après un oral assez morose, où  on l’avait traité sans ménagements, il apprit que sa mère avait disparu.  Disparu, tout simplement.  Elle ne lui avait pas même laissé un mot. Il se  rappela — il avait oublié — que, lorsqu’il avait cinq ans, elle l’appelait  encore « mon petit Jésus en sucre. » Il ne pleura pas pour autant. 
  Il se retrouva face à son père ; il se sentait soudain  des devoirs. Pouvait-il le détourner de boire ?  Pouvait-il le distraire de cette rancœur  molle qui, visiblement, le rongeait ? Il eut un sursaut : il fallait  quitter cet appartement mêlé à trop de souvenirs ternes. Il prit sur lui  d’aller en parler au directeur. Le vieux prêtre l’approuva, lui donna de bonnes  paroles. En fait, il avait déjà songé à réorganiser la maison : le mari de  la lingère était en prison pour un certain temps ; la lingère était partie  pour une autre ville, s’installer avec sa mère. On avait recruté une nouvelle  employée, femme de plâtrier, qui avait deux enfants. On avait recruté le  plâtrier aussi, comme homme de peine. Toute la famille pourrait loger au  collège.
  Joël eut une chambre isolée ; son père, une autre  chambre. Ils ne se virent plus guère, sinon au réfectoire. Le projet de  réhabilitation avait été un feu de paille. Les bons prêtres garderaient Gilbert  à ne rien faire. 
  
  Pourquoi tant de bonté, dira-t-on ? Joël ne se serait sans doute pas posé  la question, si on ne l’y avait aidé par de vilains racontars. 
  Jusque là, il s’était laissé mener, comme sur des rails,  comme dans un labyrinthe à une seule voie. Tout  lui apparaissait terne, ennuyeux, et simple. Il habitait un collège, donc il  faisait des études. Elève médiocre, « trop moyen », comme on dit, il  pouvait néanmoins dépasser le stade de l’élémentaire. Donc il avait continué.  Du temps qu’il était encore capable de mener une classe, son père avait eu une  prédilection pour les mathématiques. Donc c’est sur l’algèbre, où il se  débrouillait à peu près, et sur la géométrie, à laquelle il ne comprenait rien,  qu’il concentrait tous ses efforts. Sa mère le rêvait colonel d’artillerie,  capable de réaliser de tête, en un clin d’œil, les calculs les plus compliqués.  Il serait donc polytechnicien.
  Pourquoi le collège Saint-Evremont  entretenait-il  à ne rien faire un ivrogne ? Pourquoi le collège ne le prendrait-il pas, lui aussi, d’ici  quelque temps, comme professeur ?
  La disparition de sa mère avait, comme par magie,  effacé en un tournemain les rêveries polytechniciennes, auxquelles il  n’avait en fait jamais cru. Non, il suivrait la même voie que son père.
  Par quelle méchanceté gratuite un vieux surveillant laïc,  célibataire et aigri, lui fit-il entendre que les bons prêtres avaient de  solides raisons pour ménager Gilbert Cauchard ? Gilbert Cauchard était  orphelin. Il avait passé sa petite enfance chez des fermiers des environs, qui  étaient probablement de lointains cousins à lui. On l’avait accueilli par  charité ; et puis c’était un élève docile.
  En réalité, disait le surveillant, Gilbert Cauchard était le  fils d’une fille de cuisine et de l’abbé Ledrac. Il avait été mis en  nourrice aux frais de la congrégation. Les malveillants se taisaient, tant  qu’ils le voyaient à peu près bien traité.
  Joël laissa parler la vipère. Crut-il à ce qu’on lui  racontait ? Peut-être.
  L’abbé Ledrac était toujours dans la maison, fort vieux. Il  avait perdu l’esprit, errait dans les couloirs en marmottant.
  Joël se rappela qu’il lui était autrefois arrivé de lui  servir la messe. C’était la seule occasion où il l’approchait d’un peu près.  L’autre ne semblait pas le remarquer, sauf quand il oubliait un détail du  rituel : un geste, une phrase de latin.
  Trente ans après, il y pensait avec un vague sourire.  « J’imagine, me disait-il, un petit dialogue, du genre « Dominus  vobiscum. — Et avec ton esprit, grand-père. » Que se serait-il  passé ? »
  Au bout de ces trente ans, il s’était un peu réveillé.
  Mais dans son enfance, et pendant longtemps, il avait  somnolé, comme toute sa génération, dans une atmosphère terne, étriquée,  confinée. Il fallait respecter les habitudes, n’introduire aucune innovation,  éviter tout ce qui ressemblait à du trouble. C’était l’époque où se  déroulaient, en Indochine, puis en Algérie, des guerres qu’on n’avait pas le  droit d’appeler « guerres ». « On n’avait pas le droit »,  simplement.
Joël Cauchard avait fini par passer son bac. Puis il avait traîné en faculté. Quand il obtint enfin sa licence, la guerre qui n’en était pas une avait atteint son terme. C’est en Allemagne, en Forêt Noire, qu’il fit son service militaire.
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Celle de Joël Cauchard fut, au début, tristement dépourvue de carrefours.