CRÈCHE.

 

On peut voir et vénérer, dans la basilique de Barnicourt, « un fragment de la crèche où est né Jésus-Christ ». La tradition voulait que chaque année, pour Noël, un tableau vivant soit présenté aux fidèles. Les costumes et les personnages venaient de l’orphelinat des Saints Innocents. On choisissait, pour faire la Sainte Vierge, la plus mignonne blondinette qui se pouvait trouver. Saint Joseph aussi, d’habitude, était blond ; c’est qu’il fallait lui appliquer sur le visage la barbe fausse, et blonde, autrefois donnée par un bienfaiteur. Pour les bergers, pour les mages, on préférait encore les cheveux clairs, ceux qui font penser aux anges. Il est pourtant bien connu que l’un des trois rois venus d’Orient avait le visage sombre. On noircissait donc avec du cirage, ou avec je ne sais quelle autre substance appropriée,  une fraîche et claire frimousse.  Une année, quelqu’un eut l’audace de penser : il y avait un noir dans la maison ; on pourrait éviter le cirage. Christophe Langlois serait le second des rois mages. Sœur Eudoxie du Saint Rosaire s’y opposa d’emblée. Elle ne pouvait souffrir l’idée qu’un « vilain petit nègre » puisse jouer le rôle d’un roi mage. Le combat fut épique, et difficile la négociation. Autant le dire tout de suite, le parti du cirage fut finalement défait. Sur le moment,  le « vilain petit nègre » n’avait rien su. A sept ans, on peut ne pas imaginer certaines infamies. Il était simplement très fier de son costume, de sa couronne en papier doré, de l’encensoir qu’il tenait dans ses mains. Car, comme on sait, les mages, Gaspard, Melchior et Balthazar, apportèrent « l’or, l’encens et la myrrhe ». Gaspard (c’était Pierrot Noulasse) tenait une manière de lingot ; Balthazar (c’était Antoine Bricot) était chargé d’un coffret. Soixante dix ans plus tard, Christophe Langlois se rappelait le nom de chacun des acteurs : la Sainte Vierge était Aline Savard ;  Saint Joseph, Nicolas Boumard ; et l’on trouvait gentil que les deux noms rimassent ; il  décrivait les costumes avec une grande précision. Mais il ne se rappelait pas avoir entendu dire, à l’époque, que Sœur Eudoxie du Saint-Rosaire avait fait des pieds et des mains pour qu’on trouve un autre Melchior, moins noir, et que seul l’évêque avait eu raison de sa mauvaise volonté. Il venait chaque année à Barnicourt pour y célébrer la messe de Noël en présence des reliques. Il apportait des bonbons aux orphelins. Il en distribuait de sa propre main à ceux qui avaient incarné, dans la crèche vivante, les saints personnages.  L’idée de transformer Christophe Langlois en roi mage venait de l’archiprêtre de la basilique, qui n’avait pas imaginé qu’il pourrait rencontrer une opposition. Après de longues négociations infructueuses, car la Mère Supérieure se tenait sur une prudente réserve, cependant que fulminait Sœur Eudoxie du Saint-Rosaire, il avait pris le parti de mettre l’évêque dans son jeu. Il l’avait si bien circonvenu, l’avait si artificieusement fait assiéger par des personnes de grand poids, que l’autre avait fini par faire savoir que la cérémonie se déroulerait sans lui si l’on persistait à faire jouer le personnage de Melchior par un blondinet barbouillé de cirage, alors qu’on avait sous la main un symbole vivant de la bonté divine. La menace avait suffi. Et le pontife n’avait pas manqué, dans son homélie, de rappeler que Dieu aime tous les hommes, sans distinction de couleurs. Christophe n’avait rien perçu des intrigues qui s’étaient nouées autour de son visage noir et de sa couronne en papier doré. Les dessous de l’affaire ne parvinrent à sa connaissance que quelques années plus tard, au moment où il fit sa première communion. C’était Antoine Bricot, c’est-à-dire le roi mage Balthazar, qui les lui avait révélés. Il savait bien que Sœur Eudoxie  lui en avait toujours voulu. Il se rappelait que, malgré ses humbles demandes, il n’avait jamais reçu la permission de servir la messe. Tous les garçons, ou presque, étaient enfants de chœur, chacun son tour. Sœur Eudoxie du Saint-Rosaire s’était toujours opposée à ce qu’il le soit, lui. Peut-être avait-elle négocié sa capitulation dans l’affaire de la crèche contre la promesse expresse que jamais le « vilain petit nègre » ne revêtirait l’une des soutanelles rouges et l’un des surplis en dentelle qu’elle avait la charge de laver et de repasser. Antoine Bricot, récemment instruit de certaines réalités physiologiques, prétendait qu’aux yeux de la sainte fille, si propre et si pointue, l’essence du diable était la paillardise. Cette crèche vivante était l’une des rarissimes occasions où quelques orphelines de l’aile gauche rencontraient quelques orphelins de l’aile droite. Il était clair que si Melchior figurait dans la crèche, l’innocence d’Aline Savard se trouvait en grand danger. Un petit garçon aussi gourmand, ou, pour mieux dire, aussi glouton, ne pouvait pas ne pas avoir de sales pensées. Était-il vraiment le goinfre qu’on disait ? Sœur Eudoxie pouvait le prétendre, puisque le réfectoire était l’un des lieux où s’exerçait son pouvoir. Et elle lui avait toujours reproché, dès ses premières années, d’avoir un appétit excessif. Or chacun sait que toutes les convoitises se donnent la main. Aux yeux de certaines gens, la goinfrerie est une forme de la fornication, et la fornication est une forme de l’anthropophagie. À sept ans, Christophe Langlois ne disposait pas de ces mots-là. Il saisissait leurs sens ténébreux à travers un autre mot, tout aussi mystérieux, celui de « païen ».
Beaucoup plus tard,  lorsqu’il eut le loisir de fréquenter l’ABC, il lui arriva de raconter, en privé,  des anecdotes. C’est pourquoi certains fidèles, qui l’écoutaient volontiers, lui donnèrent, entre eux, le titre de « maître Melchior ».(1) Quand il l’apprit, il eut un grand sourire.
« Maît’e, moi ? Mais je suis un pauv’re nègr’. »

Il plaisantait, évidemment, quand il parlait ainsi. Il ajoutait toujours: « Mais je suis pa’fois un nèg’e hype’bolique.  »

(1) Je fais partie de ces « fidèles ». Zossima Béloroukov ne le saura sans doute jamais.(Note du traducteur)

 

Voir      
CHRISTOPHE LANGLOIS

SAINTS INNOCENTS

IPHIGÉNIE