SAINTS INNOCENTS.

L’orphelinat était établi assez loin de Saint-Mihiel, à Barnicourt. On n’ignore pas que ce gros village s’enorgueillit de posséder, dans une basilique de construction moderne, une relique des plus rares :


Un fragment de la crèche
Où est né Jésus-Christ,


comme le chante un cantique local. Aussi l’établissement a-t-il été appelé : « Orphelinat des Saints Innocents ». Le digne fondateur a expressément stipulé qu’il devait accueillir des enfants des deux sexes. Les lieux ont été aménagés en conséquence : l’aile droite abrite les garçons ; c’est par elle qu’il faut passer pour se rendre au potager. L’aile gauche est occupée par les filles. Les religieuses occupent le centre. Et la seule communication possible entre les deux ailes passe par le bureau de la Mère Supérieure. Quant aux serviteurs mâles, ils sont dans un bâtiment à part, au-delà des plates-bandes de carottes.
Alors que les filles apprennent la broderie, les garçons, par principe, sont voués au jardinage. Certaine logique l’impose : le mâle doit vivre au grand air ; et confinée la femelle. C’était pourtant une femme, et une maîtresse femme, qui avait la haute main sur toutes les œuvres horticoles. Elle avait pour nom, en religion, sœur Sophie de la Miséricorde. Christophe Langlois débordait de reconnaissance pour quiconque lui avait appris à sarcler, à biner, à greffer. Il disait :
« Dieu sait si les chères sœurs m’ont fait endêver. Mais je leur suis reconnaissant, car elles m’ont appris le jardinage. Elles auraient pu me donner un autre métier ; j’aurais été orfèvre, charcutier, ou peintre en bâtiments. Comment ont-elles su qu’il fallait me confier aux jardins, pour que je regarde pousser les fleurs ? »
Sœur Sophie de la Miséricorde ne l’avait jamais fait « endêver ». C’était la bienveillance et la patience même. Non seulement elle lui avait montré tout l’art du jardin et ses secrets, mais elle avait aussi pris le temps de l’aider quand il croyait que jamais il n’arriverait à savoir lire. Devenu vieux, il s’étonnait qu’on ne l’ait pas canonisée.
« De mon temps, on usait d’une expression bizarre ; on disait « élever sur les autels ». C’était absurde. Je la vois mal, avec ses sabots, perchée à côté du tabernacle, entre les fleurs et les chandeliers. J’espère au moins qu’on ne l’a pas privée de Paradis ».
La lecture, de fait, lui avait donné de la peine. Je crois que son institutrice l’avait d’emblée considéré comme incapable. Évidemment : il était noir.
Chaque matin les orphelins partaient en cortège, ou plutôt en cortèges pour se rendre à l’école, ou plutôt aux écoles ; pour aller à Saint-Martin, il fallait tourner à droite ; pour aller à Sainte-Odile, il fallait tourner à gauche. Les deux cortèges quittaient la maison l’un après l’autre. On respectait scrupuleusement un intervalle de deux minutes et demie. Les deux écoles, qui accueillaient aussi les enfants du bourg, dépendaient de la même congrégation que l’orphelinat. Mais, dans les classes, de subtiles distinctions séparaient des autres, de ceux qui avaient une famille, les élèves qui ne connaissaient pas leurs parents. Ceux-là étaient, quoi qu’on en pense, la plupart du temps les enfants du péché.
Après la classe, on les ramenait aux Saints Innocents, toujours en cortège, ou plutôt en cortèges. Et ils allaient sans répit s’occuper qui de couture, qui de jardinage. La ségrégation régnait, absolue.
Il va de soi que, si jamais un garçon s’était aventuré dans l’aile des filles, ou, pire encore, si une petite dévoyée s’était glissée chez les porte-phallus, le scandale aurait mis toute la province en émoi. Il paraît que la chose s’était produite, à une époque très ancienne. La coupable avait fini au bagne. C’est tout au moins ce que disait la tradition.
« J’ai vécu au Moyen Âge », murmurait parfois le sage Melchior, quand il évoquait ses souvenirs.
Ce Moyen Age-là, autant que l’autre, jouait sans retenue de la terreur. Sœur Eudoxie s’y employait.

 

Voir

CHRISTOPHE LANGLOIS

CRÈCHE. Comment on a fait "endêver" Christophe.

IPHIGÉNIE. Comment il a entrevu un espoir.

JOËL AU COLLÈGE, par analogie