DISPARITION

(Récit du traducteur)

Sur certaines périodes de sa vie, maître Melchior se montrait fort discret. Il aimait revenir sur son enfance à l’orphelinat, sur les vilenies de Sœur Eudoxie du Saint Rosaire et sur le charme tendre de Sœur Iphigénie. Ses souvenirs de la guerre ne jaillissaient que rarement de sa mémoire. « Jaillir » est le mot. On avait l’impression que le poussait avec violence une force intérieure irrésistible.

Le jour où il me parla de Mamadou, je le sentais bouleversé.
« J’avais perdu mon ami. Ce qui se passait n’avait pas de sens. Et puis nous étions tous fatigués. »
Il pleurait. Il y eut d’abord un tremblement dans sa voix, puis je vis que ses yeux brillaient d’un éclat inhabituel. Et soudain les larmes se mirent à couler sur ses joues. Il ne cherchait plus à les cacher.
Il pleurait comme un enfant, désemparé, abandonné.
Et moi je pensais, stupidement :
« Cinquante ans après, la douleur est toujours aussi vive ? »
Que peut-on faire, quand un voit un vieil homme se défaire ainsi, se perdre dans son chagrin ? Un vieil homme sans défense, démuni comme un tout petit.
Je lui posai la main sur l’épaule. Moi aussi, je me sentais désorienté.
Je dis :
« C’est toujours aussi dur ! 
– Oui, et surtout maintenant. »
Il aurait fallu demander : « Pourquoi maintenant ? » Je ne pouvais pas.
Peu à peu, il reprit le dessus, se mit à respirer profondément, sécha ses larmes.
« Pardonnez-moi. 
– Il n’y a rien à pardonner. Je voudrais vous aider. Est-ce possible ? »
Il ne répondit pas. Le silence se prolongea longtemps.
Melchior se leva, prit une fleur, un dahlia, dans un bouquet, sur la table. Il la déchiqueta très lentement, ce que je ne l’avais jamais vu faire. Pourquoi martyriser une fleur ? Enfin il dit :
« Tout cela revient plus vif, depuis que Laura a disparu. »

Laura, sa petite dernière. Il l’avait élevée seul. Perpétue était morte en lui donnant la vie.

« Je suis noire, mais je suis belle », chantait-il sur tous les tons. Et, comme soudain conscient: « Pourquoi mais ?» disait-il.

« Nigra sum sed formosa ». C’était Laura elle-même, devenue grande, qui chantait les mots en latin, guidée par la cantilène de Monteverdi.

Elle serait une vraie cantatrice. Elle était allée à Paris, pour travailler avec ds maîtres. Pour gagner sa vie, elle travaillait à mi-temps dans une agence de voyages. Elle rêvait pour lui, il rêvait avec elle un grand voyage en Afrique.

Depuis quelque temps, elle avait cessé de faire signe. Voilà pourquoi il était devenu méconnaissable. Il ne riait plus, ne faisait plus le clown, sinon avec une exagération qui faisait mal à voir. Melchior amer, était-ce possible? Je n’osais pas lui poser de questions. Il me semblait que notre amitié ne me permettait pas encore de m’enquérir de ses soucis.
Laura avait disparu. Elle n’appelait plus au téléphone. Elle n’envoyait plus de ces petites lettres rapides, qui ne disent rien, sinon une grande affection. Elle ne communiquait plus de nouveaux projets pour le grand voyage qu’elle avait promis d’organiser.
Elle avait disparu. Son téléphone sonnait dans le vide, quelle que soit l’heure à laquelle on appelait. Les lettres restaient sans réponse.
Peut-être aurait-il fallu appeler son agence, prendre de ses nouvelles. Il n’osait pas. Elle était grande, maîtresse d’elle-même et de sa vie. Il ne fallait pas lui donner l’impression qu’on la surveillait. Si elle gardait le silence, elle avait sans doute de bonnes raisons.
Il aurait été prévenu si elle avait été gravement malade.
Enfin il se disait toutes les banalités qu’on se dit en pareil cas, qu’il faut dire à haute voix, et qui ne sont d’aucun réconfort.
Évidemment, il pouvait se faire qu’elle soit fâchée. Mais comment, et pourquoi, et par quelle raison ? Elle ne l’avait pas habitués à des bouderies. Si quelque chose lui avait déplu, elle n’hésitait pas à le dire, et vivement. Il se posait des questions infinies.
Non, il ne fallait rien faire, ne pas risquer de l’indisposer davantage.
Est-ce qu’elle était morte ? Morte loin de chez elle, sans le moindre papier, sans qu’on puisse l’identifier. Est-ce qu’on l’avait assassinée ? Mais pourquoi ?
Est-ce qu’on l’avait enlevée ? Une belle fille est bonne à vendre. On la tenait prisonnière quelque part, on la droguait, on l’emporterait bientôt dans un pays lointain, pour servir aux plaisirs de quelque nabab.
C’était la traite qui recommençait. La traite des blanches. La traite des noires.


« Est-ce que je peux vous aider ? »

La vie était cruelle. Il avait bien résisté, malgré les insultes, le mépris, la malveillance. Il avait gardé au cœur, malgré tout, une joie. Il avait construit son monde.
Et voilà qu’au dernier moment, alors qu’il avait atteint une sérénité, on le frappait. On le frappait d’un coup sûr, avec méchanceté. On lui prenait sa fille, sans qu’il puisse savoir comment.

Cette semaine-là, l’ABC promettait une conférence, une de plus, sur « la communication avec les disparus ». Christophe eut le courage d’y venir.
C’est alors que je compris de quelle importance étaient pour lui ces bavardages souvent grotesques. Sans doute savait-il en rire, comme Boris, Christine et moi. Sans doute, mieux que nous, était-il capable d’y apercevoir des fragments de lumière. Mais, j’avais eu tort de ne pas reconnaître que, par delà le pittoresque, par delà les incitations à méditer, il cherchait désespérément quelque chose comme un réconfort, comme une vérité. Peu importait l’arrogance, la médiocrité, la niaiserie de tous ces prêcheurs érudits. Il fallait attendre. Quelque chose viendrait à maturité.
Est-ce qu’on piétine les semis parce que le ciel est imperturbablement maussade ?
Le prophète du jour était particulièrement lamentable. Il faisait tristement l’historique de son sujet, lisait des fiches, l’une après l’autre, prononçait de travers des noms propres sans intérêt, débitait parfois des anecdotes pâles. Et, toutes les dix minutes, il répétait :
« Oui, on peut parler aux disparus ».
Avions-nous besoin de lui pour le savoir ?
Je pense qu’une fois de plus j’ai sommeillé. C’est une malédiction de l’âge. Je n’ai donc pas entendu dans quelles circonstances le misérable prophète en est venu à dire  quelque chose comme :
« Parlent ceux qui sont vraiment perdus ».
C’est au moins ce qu’avait entendu Melchior. Il n’était pas sûr de comprendre. Mais, contrairement à son habitude, il ne voulait pas considérer cette phrase comme un objet de méditation, comme ce qu’est le thème entre les mains d’un musicien. Il n’hésitait pas à la prendre, ce soir-là, comme un signe, un message, une réponse d’oracle. Fallait-il qu’il soit malheureux pour que la superstition le saisisse ainsi de ses griffes !
Il raisonnait.
« Elle ne me parle pas. Donc elle n’est pas perdue. Je ne la rencontre pas en rêve. Je ne pense même jamais à ce qu’elle pourrait dire, si elle était là. Vous savez : on devine les paroles qu’ils prononceraient, des paroles qui leurs sont familières. On se met à leur place. On récite leur rôle.
« Elle ne me parle pas. Donc elle n’est pas perdue. Cela veut dire : elle n’est pas morte. 
« Mais est-ce qu’elle souffre ? »


Il n’y a rien à dire. La moindre maladresse fait mal.

Combien de temps ce martyre a-t-il duré?

 

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CRÈCHE

IPHIGÉNIE

GUERRE

PORCAYRAGUES

LAURA SAUVÉE