JULIEN DE PORCAYRAGUES.

(Notice)


Julien de Porcayragues fut orphelin de bonne heure. Il avait un frère, de dix ans au moins plus âgé que lui, un gros bonhomme rougeaud qui avait fait son chemin à la cour. Les spécialistes prétendent que, strictement fidèle au Mazarin, il a pour lui plaire vilainement trahi plusieurs de ses amis. Je voudrais que la chose ne fût pas vraie. Mais qu’y puis-je ? En tout cas, il est avéré que le personnage s’assura une très solide fortune.
Il avait oublié son cadet dans un château de province, en compagnie d’un précepteur, un abbé un peu fou, qui avait beaucoup voyagé, et amassé un savoir profond, quoique passablement hétéroclite : assez fort sur la Kabbale et autres ésotérismes ténébreux, l’abbé n’ignorait pas non plus les récents bouleversements des sciences ; il correspondait avec divers penseurs adonnés à diverses idées audacieuses, il avait une bonne teinture de Descartes. L’enfant apprit le latin, le grec, sans doute un peu d’hébreu, l’italien évidemment, et assez d’espagnol. Il lut des poètes de toutes sortes ; il se perdit dans des romans, aussi bien ceux de son temps, ceux que nous appelons « baroques », que ceux des siècles passés, que ses contemporains méprisaient. Les aventures de Lancelot et de Perceval, imprimées un grand siècle avant lui, et assez négligées depuis, ne lui dérobèrent aucun de leurs secrets. Un historien d’aujourd’hui (j’en ai fait l’expérience) a le plus grand mal à concevoir qu’un contemporain de Corneille et de Racine ait pu savoir ce que c’était que le Graal. Julien de Porcayragues était cet être exceptionnel. Il grandissait au milieu de ses livres, respecté de tous les métayers de la paroisse, quoique adulé par leurs filles, qui raffolaient de son teint pâle et de ses boucles noires.
Sa jolie cousine, dont il avait longtemps ignoré l’existence, débarqua un beau soir au château. Elle s’était annoncée par une lettre fort gracieusement tournée, où elle demandait l’hospitalité pour quelques jours. Je suppose qu’elle cherchait une étape sur la route d’un pèlerinage. Admettons qu’elle allait à Rocamadour. Elle n’en avait pas moins avec elle emporté son luth.
Il la vit, entourée de noires duègnes et d’abbés plus noirs encore. Elle était charmante, et avait tout lu. Elle faisait une musique nonpareille. Ils bavardèrent pendant des heures, puis elle reprit la route. Il ne devait jamais la revoir.
Mais il lui écrivit, interminablement. Parfois, dans ses mémoires, il recopie un fragment d’une lettre à la belle lointaine, dont les réponses jamais ne se sont retrouvées. S’est-il fait enterrer avec elles ?
Et pourtant il est question de la belle cousine jusque dans les Apophtegmes de Traugott Ziegler l’éléphant. On ne le croirait pas : l’académie du poêle, dans cet écrit, est régulièrement invoquée comme un haut lieu de la pensée. Il est visible qu’on y a fort disputé sur la circulation du sang, et surtout sur ses aspects théologiques. Monsieur de Porcayragues est nommé à plusieurs reprises, le latin de l’original et le russe de la traduction ayant quelque peu maltraité son nom, qui demeure malgré tout reconnaissable.
Traugott Ziegler tenait que les teints rougeauds témoignent d’une certaine paresse dans la circulation du sang. Selon lui ceux dont le sang vif ne cesse de virer comme un écureuil en cage dans les artères et dans les veines ont naturellement le teint pâle, et même quand ils dorment. Or quelle passion fait courir le sang plus que l’amour ? Et quel amour est plus fort qu’un amour impossible ? La pâleur de Monsieur de Porcayragues, Traugott Ziegler l’interprétait avec une grande assurance : ce jeune homme brûlait du plus subtil des feux, qui est le feu pâle.
Cette histoire a-t-elle un rapport avec celle de Bontempi? Sans doute. Et voici comment: Le frère aîné, ce butor, tombant un jour au château, s’était avisé que son cadet perdait son temps et mangeait sans profit ses rentes. Son précepteur était mort, et, par conséquent, son éducation terminée. Il était grand temps de lui faire une position. Mazarin consulté suggéra la diplomatie : c’était un bon moyen de veiller sur le jeune homme tout en le tenant à distance. Julien fut mandé à Paris. Il arriva épanoui, persuadé qu’il allait revoir la jolie cousine. Son erreur lui apparut quand, vingt jours plus tard, il se trouva dans une chaise de poste, galopant sur la route d’Allemagne. À Dresde, il crut quelque temps qu’il allait perdre la raison. Il était à deux doigts de se brûler la cervelle quand on lui apporta, oh miracle ! une lettre de la jolie cousine. On ne lui disait certes rien de tendre ; mais on s’enquérait aimablement de lui, de sa vie, de ses espoirs. Habitait-il une jolie maison? Avait-il sous la main des livres ? Entendait-il de belle musique ? Et comment était la ville ? Les Allemands s’habillaient-ils comme nous ? Comprenait-il leur langue ? Mille niaiseries, mais qui lui faisaient chaud au cœur. Du coup il décida de vivre, et d’apprendre l’allemand.

C’est à la bibliothèque que Julien de Porcayragues entendit un beau jour une conversation entre Bontempi et le maître des lieux, l’excellent Lothar Wassermann. Il était question de Galilée. Julien tressaillit ; à Paris, il avait su toute l’affaire, et comment un homme vénérable avait tâté du cachot pour avoir pensé que la terre tournait. Il posa une question, mais avec prudence. La réponse l’étonna. Il fallut une bonne vingtaine de minutes pour que les deux interlocuteurs s’aperçoivent qu’ils ne parlaient pas du même homme. Bontempi pensait à Vincenzo Galilei, qui a écrit de si belles choses sur la musique des Anciens ; que ce Vincenzo soit le père de Galileo Galilei n’avait pas grand  rapport avec ce qui intéressait Julien de Porcayragues : le mouvement des planètes dans le système solaire.
L’entretien avait progressé avec de telles précautions que Lothar Wassermann, qui avait pris du champ, mais restait tout ouïe, n’avait pu en comprendre la portée. La vraie question fut en fait à peine effleurée. Mais cette conversation embarrassée suffit à faire des complices de ces deux hommes si différents : un maître de chapelle et un attaché d’ambassade, tous deux catholiques, il est vrai, et tentés par l’indocilité, mais fort éloignés l’un de l’autre sur l’échelle sociale.
Ils eurent d’autres conversations, sur des sujets divers, toujours innocents : l’érudition pure ne peut choquer personne. Mais ils s’entendaient à brocarder les savants qui pensent avoir raison parce qu’ils crient plus fort que tout le monde.

Julien de Porcayragues suivit avec intérêt la composition de l’opéra qui a fait la notoriété de Bontempi.

Voir L’ACADÉMIE DU MÉLICRATE.

Voir également bien que ne soit pas cité le nom de Porcayragues, FAUSTA PERANDA et L’OPÉRA SELON ORPHÉE.

Ne pas négliger MERETRIX

Julien de Porcayragues est peut-être une invention des LOUSTICS.

NICOLAS PORQUAIS se porte garant de sa réalité.

Voir RÉCIT DOUBLE

Voir TRAUGOTT ZIEGLER

 

Voir COLLECTION DE TCHOUDAKS