RÉCIT DOUBLE

(Récit du traducteur)

M. Porquais m’a raconté l’autre jour qu’il venait de trouver une lettre de l’ancêtre à la jolie cousine. Comme je devais m’y attendre, il s’est bien gardé de me la montrer : elle ne doit pas quitter le château où elle dort depuis trois cents ans. Il aurait pu la copier. Comme elle est en occitan, ou en catalan (là-dessus il reste assez vague), il m’a rendu le service de la traduire. Je le soupçonne d’avoir, pour certains passages, préféré la résumer. Il cite quelques vers en français. J’imagine qu’ils étaient plus nombreux, parsemés tout au long du texte ; c’était alors la mode, pour ces beaux écrits qu’on lisait à voix haute dans les salons.
Au fait, pourquoi ce morceau de littérature est-il resté au lieu où il a été composé ? S’agirait-il d’un simple brouillon ?

La lettre a été écrite, et peut-être envoyée, dans les premiers jours de novembre 1662. Elle est en grande partie consacrée à raconter la représentation du 3. M. de Porcayragues a découvert l’opéra de Bontempi ; il en avait beaucoup entendu parler ; il avait peut-être lu quelques passages du livret. De la musique, il n’avait nulle idée. Elle ne semble pas l’avoir enchanté.
Il commence par décrire longuement le public.


« Les dames ont vêtu leurs plus beaux atours. Ce ne sont que brocarts d’or, velours de Gênes et soies de Perse. Sur les gorges, sur les fronts, sur les doigts, étincellent des bijoux.
« Les seigneurs sont couverts de rubans. Sur les épaules, aux poignets, aux genoux, sur les souliers. Rubans couleur de feu, couleur de rose pâle, couleur d’amante abandonnée, couleur de prune déjà mûre. »


Ces mots-là, M. Porquais les a recopiés. Recopiés ou inventés lui-même ?


« En buissons, sur les murs, sur les lustres, des bougies de pure cire. On dirait que règne le jour. Face à cet auditoire chamarré, un décor de pastorale : des frondaisons, des fleurs, des rochers, un ruisseau.
« Une fantaisie de trompettes, puis la Discorde est entrée. Allégorie noire, allégorie déchaînée. J’avais le souvenir de prologues languissants, chantés par des figures sages et blanches, la Pudeur, la Poésie…  Ici, l’allégorie est devenue déesse. Elle écume de rage. Elle agite des voiles funèbres. Quel beau début, vif et passionné ! Malheureusement, je ne sais pourquoi, le maestro  a cru bon de nous faire subir ensuite une longue bergerie :  une  pastourelle coquette mène par le nez deux pastoureaux niais, ses amants. On soupire, on se plaint, on se pâme. Je n’étais pas le seul dans la salle à trouver le temps un peu long.
« Enfin la Discorde revient sur scène, s’approche de la table où banquettent les dieux, lance la pomme d’or d’où viendra quelque jour la guerre. La pomme sur laquelle il est écrit : « À la plus belle ».
« Elles sont trois à se lever, à tendre la main : Junon, Pallas, Vénus. Leurs voix se mêlent. Aigres leurs paroles, mordante la musique. Jupiter, de son chant profond, appelle au calme. Ce n’est pas lui pourtant qui les départagera : l’une est sa femme, et les autres ses filles.
« Et je pensais à part moi : ce sont ses filles à lui, mais l’autre n’est pas leur mère. Le conflit n’en sera que plus féroce.
« C’est un mortel qui jugera. Le beau Pâris, prince et berger.
« Et je pensais à part moi : idée de Grec ; celui qui possède la beauté, c’est celui-là qui sera de la beauté le meilleur juge.
« Ma foi, j’étais un peu distrait.
« Mercure emmène les déesses. Il les fait monter sur un nuage, qui passe au fond de la scène.
« Voici Pâris, avec la belle Œnone. À nouveau l’idylle sucrée, les interminables protestations d’amour.
« Et je pensais à part moi : comme on a tort, quand on est spectateur, de connaître déjà l’histoire. Ces pauvres amants se disent des douceurs. Ils ne se doutent pas qu’ils seront bientôt séparés, qu’il se détournera d’elle.

« La belle s’éloigne et les déesses descendent de leur nuage. Devant le juge, chacune expose ses mérites. Leurs rhétoriques sont abondantes. Le récitatif se prolonge, mécanique. La mélodie qui pique l’attention, la mélodie a disparu. Est-ce que je commence à m’ennuyer ?
« Il me faut le confesser : je me suis endormi. « J’ai manqué la scène qui attire les peintres, celle où les trois déesses renoncent à toute vêture. Comment s’est-on tiré du piège ? Si on montre des nudités, on indigne les prudes ; si on n’en montre point, on exaspère les savants.  Comment s’y est-on pris ? Je ne saurais le dire
« Quand mes yeux se sont rouverts, Œnone était à nouveau en scène. Pâris lui tournait le dos. Il s’en allait conquérir Hélène. L’avait-il avoué ? Certes non. Il ne cherchait pas de prétexte pour expliquer son voyage. L’amante délaissée devait se satisfaire d’une pointe ridicule :

Le pied s’en va, mais le cœur reste.

« Seule, elle se lamentait.
« Et je pensais à part moi  : Monteverdi sait mieux faire verser des larmes.. Mais Bontempi n’est pas sans talent ; à l’écouter on se prend de pitié pour la belle.
« Un intermède encore : trois enfants se passionnent pour un jeu dont les règles me sont inconnues. Ils se démènent et leurs voix composent un savant contrepoint.
« Et je pensais à part moi : quoi qu’on en dise, quoiqu’on s’ennuie parfois, il faut des intermèdes ; il faut échapper quelque temps au grand style. Il est bon qu’aux princes se mêlent des croquants.
« Celui qui entre est un chasseur. La musique l’a dit. Car la musique est parfois douée de parole. Un bateau passe au fond de la scène. Pâris en descend. Nous voilà en Grèce, près de Sparte. Le chasseur emmène le prince au palais, le met en présence d’Hélène.
« J’attendais ce moment, le seul moment où ils chantent ensemble, sur le même rythme. La flèche d’Amour a frappé dès le premier instant. Ils ne s’étaient jamais vus. Les voilà fous l’un de l’autre. Hélène émerveillée écoute le grand air du prince. Pâris est devenu un autre Orphée.
« Un ballet donne à voir l’enlèvement d’Hélène, le voyage en mer, le retour en Troade.
« Dans le dernier acte, les croquants prennent le dessus. Ils font rire, avec leurs hoquets, leur bégaiements. Le pédant célèbre sa science, et ses élèves le bon vin.
« Tout cela m’a semblé malgré tout de plus en plus long.
« J’avais oublié qu’Œnone revenait. Elle n’a presque pas le temps de se plaindre. Deux vauriens l’agressent, veulent la violer. Elle leur échappe pendant qu’ils se battent pour savoir qui sera le premier. Elle se déguise en homme. Une fille s’éprend d’elle. D’un coin de la scène, elle voit passer Pâris et Hélène : la main dans la main, ils se dirigent vers Troie.
« Ces divagations prennent heureusement fin : Priam, avec Hécube, accueillent Pâris et Hélène. Un hymne nuptial conclut fort heureusement un spectacle qui a duré plusieurs heures.
« Et je pensais à part moi : il n’est pas dit un mot de la guerre, de la mort de Pâris, de la ruine de Troie. Cet art qui vit de plaintes semble oublier que le malheur existe.
« Aussi les auditeurs semblaient-ils satisfaits. »

J’aimerais pouvoir lire ce texte en entier, et dans la langue originale, ne pas devoir me satisfaire des fragments d’une traduction. J’aimerais croire qu’il est authentique. Je serais ainsi plus à mon aise pour m’émerveiller d’une bizarrerie :  ce texte, je pourrais l’avoir écrit moi-même. À mon tour, trois cents trente trois ans après la première, j’ai assisté à une représentation. Je m’y suis endormi à la fin du deuxième acte. Je me suis fort ennuyé au cinquième. J’ai vu bouger un nuage et un bateau.
On dirait que l’œuvre, identique toujours, laisse passer les siècles. C’est la même.
Pour être honnête, je devrais noter ce qui nous éloigne l’un de l’autre, M. de Porcayragues et moi. Il avait été invité dans les formes. Avant de prendre place dans le fauteuil qui l’attendait, il a sans doute échangé quelques mots avec diverses personnes de sa connaissance.
Je suis, moi, arrivé par surprise. Dans cette salle, aucun visage ne m’était connu. D’emblée, j’ai su que ces costumes  étaient autant de déguisements. J’entrais, mais sans y croire, dans le siècle de Louis XIV.
Après l’intermède des enfants, je me suis penché vers mon voisin.
« Vous plairoit-il me dire l’heure ? »
(Ne parlé-je pas couramment la langue du Roi Soleil ? )
Il a regardé son poignet, et s’est soudain senti gêné. Sa montre, évidemment, pendait à sa ceinture, au bout d’un ruban. Il s’était trompé d’époque.
Juste après l’enlèvement d’Hélène, un pseudo-duc-et-pair s’est penché un peu trop. Sa perruque s’est écroulée. Et Sibylle, qu’elle cachait, m’est apparue. Comment avais-je pu ne pas la voir ? Elle m’a fait signe.
Voilà ce qui m’est arrivé, et dont M. de Porcayragues, trois cents trente trois ans plus tôt, n’a rien vu. Il n’en a pas moins écrit :


Le ravisseur paroît avecque son amante.

Il est là devant mes yeux.

Entre nous cependant les siecles tenebreux

Sont au nombre de quarante.


Le voilà qui s’imagine avoir vécu au temps de la guerre de Troie. C’est une étrange aventure que de faire revivre un passé.

 

Voir ORÉE

ALLÉGORIE

JULIEN DE PORCAYRAGUES

 

THÉORÈME DE BUKKLE